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KUNDERA MILAN (1929-2023)

« Le grand pari de la traduction »

Si l'œuvre de Kundera est aujourd'hui traduite dans quarante langues (dont le vietnamien, le coréen, le persan, le chinois, l'arabe), cette diffusion revêt des caractéristiques très remarquables. Elle est le fruit d'une étroite collaboration entre l'auteur, ses traducteurs et ses éditeurs, unis dans la défense du texte-source contre toute adaptation et réécriture ; l'histoire des démêlés de Kundera avec ses traducteurs est si mouvementée qu'elle a pu faire l'objet de thèses, certains livres ayant nécessité cinq versions. Les quatre romans rédigés en français n'ont pas encore été traduits en tchèque, l'auteur s'en réservant l'exclusivité. Ce culte exacerbé de la « fidélité » envers l'original (le texte français étant considéré comme cet étalon, occasionnellement modifié par l'auteur au fil des rééditions) se justifie par des raisons de propriété intellectuelle (Les Testaments trahis fustigent la traduction initiale de Kafka par Alexandre Vialatte et la « réduction biographisante » à laquelle son œuvre est trop souvent soumise) mais surtout par des raisons d'intégrité esthétique. Dans le programme kundérien, la loi de composition musicale est essentielle et doit s'appliquer aussi bien à l'original qu'aux versions en langues étrangères. Que penser d'une traduction qui déséquilibrerait l'art subtil de la polyphonie narrative (centrale dans La Plaisanterie) et des échos à distance (jamais aussi complexes que dans L'Immortalité, 1990), qui briserait l'architecture intérieure des essais en sept ou neuf parties, demeurerait insensible à l'art de la fugue, du contrepoint et de la digression, ou prendrait la liberté de couper en se fondant sur les pratiques de la langue de réception ou les usages du lecteur pressé ? Cette éthique respectueuse du créateur est d'abord conforme au paradigme musical qui donne une fluidité distinctive à une œuvre habitée par la question de la mémoire et de l'oubli, obsédée par la quête d'une forme émancipée du tempo de l'Histoire, par la résistance au relativisme culturel et à la mise en scène des émotions qui caractérise le kitsch (L'Insoutenable légèreté de l'être, 1984).

L'Ignorance porte à son paroxysme émotionnel cette leçon de « fiction pensive » : dans sa formule resserrée, au rythme staccato de ses cinquante-trois chapitres, le récit tisse la fable de l'impossible retour de l'exilé. À rebours du mythe d'Ulysse, dont L'Ignorance offre une variation mélancolique sur fond de rêverie philologique, les protagonistes tchèques du récit, Josef et Irina, expérimentent en 1990 l'œuvre sournoise du « grand balai de l'Histoire », qui fait que Prague n'est plus dans Prague. Ils se convertissent alors définitivement à cet « exil libérateur » que célèbre la romancière Vera Linhartova, citée par Kundera au début d'Une Rencontre.

— Martine BOYER-WEINMANN

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Écrit par

  • : maître de conférences en littérature française à l'université de Lyon II-Lumière

Classification

Médias

Milan Kundera - crédits : Louis Monnier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Milan Kundera

<it>Risibles Amours</it>, Milan Kundera - crédits : Courtesy Milan Lundera/ D.R.

Risibles Amours, Milan Kundera

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