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MILLION DOLLAR BABY (C. Eastwood)

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Clint Eastwood a eu soixante-quinze ans en 2005, quelques mois après avoir reçu à Hollywood, pour Million Dollar Baby, les deux oscars les plus prestigieux, ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur. Acteur depuis les années 1950, aux États-Unis puis en Italie où on l'avait remarqué dans les westerns de Sergio Leone, producteur et metteur en scène depuis 1971, couvert de prix et de récompenses glanées dans les grands festivals mondiaux, il est reconnu aujourd'hui comme un maître d'œuvre et un auteur assez libre pour tourner ce qu'il veut : quand Warner, qui généralement produit et distribue ses films, a fait la fine bouche devant le projet de Million Dollar Baby, Eastwood a su trouver ailleurs le financement nécessaire. Lavé des accusations de violence, voire de fascisme, lancées contre lui par des critiques qui lui reprochaient son interprétation d'un policier brutal dans le cycle de L'Inspecteur Harry, de 1971 à 1988, il perpétue aux yeux du monde ce classicisme américain qu'a imposé, entre autres, la longue carrière de John Ford. Les meilleurs de ses films récents, depuis le superbe western crépusculaire qu'était The Unforgiven (Impitoyable) en 1992, expriment le regard qu'un vieil homme porte sur lui-même, sans doute, mais plus encore sur une Amérique dans laquelle il ne se reconnaît plus. À la fin de Million Dollar Baby, ce n'est pas le personnage qu'il incarne qui meurt. Lui se borne à disparaître, avec l'élégance qu'on lui connaît, au bout d'un couloir.

Million Dollar Babyest inspiré d'une nouvelle de F. X. Toole, une figure du monde de la boxe, un entraîneur et soigneur qui passa sa vie au coin des rings. Pourtant Clint Eastwood, lors de la présentation de son film à la presse, a répété qu'il ne s'agissait pas d'une histoire de boxe. Paradoxe ou plaisanterie. C'est bien une histoire de boxe, comme il s'en est tourné des dizaines à Hollywood de 1930 à 1960. Raging Bull de Martin Scorsese (1980) témoigne encore du succès de ce genre. Eastwood, après Scorsese, le visite, et se l'approprie pour en faire un film d'auteur. En n'oubliant pas que le vrai film de boxe ne se résumait pas à un échange de coups de poing qui abîmaient le visage d'Errol Flynn, John Garfield ou Kirk Douglas. Depuis longtemps, la boxe installe au cinéma une liturgie de l'extrême qui s'apparente à la tragédie, et dont on pourrait dire, à la suite de Roger Vailland, qu'elle est essentiellement, comme la course de taureaux, « la mise en scène d'une exécution capitale ».

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Million Dollar Baby est une tragédie concentrée, comme c'est la règle, dans des lieux clos : une salle d'entraînement minable installée dans un sous-sol plébéien ; le ring, carré de lumière assiégé par une foule surchauffée ; enfin la chambre d'hôpital. Clint Eastwood interprète le rôle de Frankie Dunn. Entraîneur en fin de carrière, usé par le temps, il apparaît rongé par la culpabilité. De son passé, on sait seulement qu'il a eu une fille, qu'il lui écrit de longues lettres qui lui reviennent, par retour à l'envoyeur. Irlandais plus très catholique, il se plaît à provoquer le curé de sa paroisse par des questions sur les mythes et les dogmes du catholicisme romain. Dans le gymnase où traînent des paumés et des sans-espoir, il est secondé par un ancien boxeur noir et borgne, Scrap Iron (l'impressionnant Morgan Freeman, déjà partenaire d'Eastwood dans Unforgiven). La salle somnole entre ennui et nostalgie quand y pénètre Maggie Fitzgerald (Hilary Swank, magnifique), une boxeuse plus très jeune – elle a trente-deux ans – qui sait ce qu'elle veut : têtue, tenace, elle demande à Frankie de la prendre en main, et de faire d'elle la championne qu'elle sait pouvoir être. Il refuse, elle insiste, elle le force.

Million Dollar Baby tisse un lien intense entre la femme de trente ans et le vieil homme, sous le regard de Scrap dont la voix off nous guide depuis les premiers plans du film. Il sera, à lui seul, le chœur de la tragédie. Économes de leurs mots, Frankie et Maggie sont concentrés sur leurs gestes sans cesse répétés. C'est la mise en scène du film qui parle, le travail sur l'espace, sur les couleurs, froides au début (la grisaille parfois rehaussée de rouge sale de la salle d'entraînement), et qui se réchauffent quand on approche du match crucial. Clint Eastwood parvient alors à faire d'un vert irlandais une couleur chaude en éclairant intensément les deux peignoirs de soie, identiques, que portent le démiurge et sa créature avant le sacrifice.

Le dernier acte est celui des questions. Million Dollar Baby serait-il l'histoire d'un père déchu qui se fabrique une fille de substitution ? Ou celle d'un amour que Frankie se serait toujours refusé à appeler par son nom ? Les plus beaux gestes d'amour, si amour il y a, sont peut-être ceux, filmés en très gros plan, où la main sûre de Frankie fouille avec un coton tige imbibé l'arcade sourcilière ouverte et pantelante de Maggie. Après avoir sèchement renvoyé la famille immonde de Maggie dans les ténèbres extérieures, Eastwood s'efface derrière Frankie. S'il n'a pas donné la vie à sa fille de substitution, en revanche il accepte de lui donner la mort avant de disparaître. Ne reste, pour quelques secondes encore, que la voix sombre de Morgan Freeman.

— Jean-Pierre JEANCOLAS

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Écrit par

  • : professeur d'histoire, historien de cinéma, président de l'Association française de recherche sur l'histoire du cinéma

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