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MIRACLE

Le prodigieux, signe du gratuit

Un deuxième pas est franchi (ce style de genèse, cette description par stades ou par étapes sont cependant hors chronologie), lorsque l'homme archaïque apprend à déterminer le prodigieux comme ce qui s'oppose au système de règles par lequel il cherche à stabiliser sa propre condition, éventuellement à la protéger (car les forces numineuses sont de deux sortes : secourables ou hostiles). Les différents rituels, qu'il s'agisse de rites négatifs (préservation de l'impur), de rites positifs (participation au sacré), voire de rites réglés contre les règles (sorciers et magiciens sont spécialistes de la transgression, mais de la transgression dans les formes), pourvoient à cette régulation. Ils instituent un monde de la loi, de la coutume et de la tradition, qui désarme l'angoisse, procure l'équilibre et commande, en le délimitant, le comportement normal des individus et des groupes.

Malheureusement (ou plutôt, heureusement), aucun réseau d'impératifs, si serré soit-il, ne parvient à prévoir, à régler tous les cas ; l'inquiétude humaine est la plus forte : elle garde en elle quelque chose qui ne peut être ni légalisé, ni ritualisé. Les sociétés archaïques ont beau se conditionner à outrance : toujours subsiste de l'inconditionné, du non-dominé, du non-maîtrisable (même par voie magique, et là est bien la chance de la religion : là où les essais de captation échouent en face de l'inconnaissable, une autre solution sera adoptée, celle de l'oblation, de l'offrande désintéressée). La part de l'inconditionné, de l'irréductible aux règles, à la normalisation, à l'existence ordonnée, voilà ce qui va permettre de définir le prodigieux, voilà ce qui va révéler la puissance dans ce qu'elle a de supranormal, d'extraordinaire. Voilà du même coup ce qui va susciter et exciter le sentiment du gratuit, la conviction que la puissance peut agir hors condition, par-delà les normes et les lois.

Bien entendu, le signe du gratuit, de la pure gratuité ne pourra être que l' insolite, l'inhabituel, puisque tout le reste entre dans la catégorie de l'institué, du conditionné, du « conventionné ». Or l'étrange, l'inaccoutumé, ne manque pas de se présenter ; s'il peut être déchiffré comme expression du gratuit, spécialement comme index d'une bonté, d'une bienveillance exceptionnelles (car les étrangetés, les singularités malfaisantes inspirent surtout des attitudes de défiance, des rites de conjuration), il devient miraculeux. Dans ce sens, il y a miracle, non parce qu'il y a prodige, mais parce que le prodige témoigne que la puissance a en réserve des trésors qu'aucun effort humain, aucune recette, magique ou pas, ne sauraient conquérir. Le miracle ainsi compris est plus que du merveilleux de fabulation. Il est la découverte émerveillée que l'intime de la puissance se dérobe à toute emprise et que, s'il transparaît par intermittences, nul, jamais, ne dispose du moyen de le faire paraître. À cet égard, il y a un abîme entre miracle et sortilège, entre le prodige qui révèle la grâce et le prodige qui révèle l'adresse, le tour de main du charmeur.

Mais un prodige ne peut signifier la grâce que pour des lecteurs de signes, pour des interprètes entraînés, pour des sujets religieux qui se tiennent à l'affût et à l'écoute. C'est une loi générale de la dialectique et de l'axiologie des symboles : le signe ne « fait signe » qu'à celui qui le scrute et l'interroge, qu'à celui qui y cueille un message dont il possède le code. L'homme archaïque discerne le gratuit, le non-dû, l'inconditionné, parce que l'univers de la règle ne le satisfait pas complètement, parce qu'il aspire à autre chose, parce qu'il veut et ne veut pas la règle, parce qu'en somme il est libre. Et il le discerne[...]

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Écrit par

  • : professeur de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

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