MIRACLE
Les théologiens, l'explication naturelle et la foi chrétienne
Un quatrième pas est accompli, un quatrième pas qui est un écart. Lorsque la curiosité dévie et recherche le sensationnel, lorsque l'anxiété l'emporte sur la foi et qu'elle réclame des preuves tangibles, contraignantes ; surtout, lorsqu'un rationalisme naissant (et mal compris) s'emploie à discriminer ce que la nature peut ou ne peut pas produire d'elle-même, l'idée de miracle sombre dans l'équivoque ; pis, elle tombe hors de son champ. On quête le prodigieux, l'extraordinaire, l'exceptionnel pour des motifs de satisfaction, de vanité ou d'insécurité égocentriques, et on se met à l'apprécier selon des critères qui n'ont rien de religieux.
On s'efforce, par exemple, de mesurer en quoi l'événement, dans sa facture empirique, ne peut être dit naturel ou humain. On se livre à une analyse dont on n'a guère les moyens, à une analyse de puissance et d'efficience, pour conclure, selon les cas, qu'une cause banale suffit ou qu'il y faut une cause hors du cercle des causes.
Mais ce raisonnement lâche la topique religieuse ; il s'égare sur un terrain de science, de fausse science ; car personne, ni savant, ni philosophe, ni mystique, personne ne peut dire de quoi la nature est capable (le médecin, qui assure que Dieu seul peut faire mieux que lui, a une moins haute idée de Dieu que de lui-même).
En outre, même le prodigieux s'inscrit dans la nature et doit, pour s'y inscrire, utiliser des processus naturels. (Qu'un physicien, ou un biologiste, ne puisse les maîtriser, les déclencher, les reproduire à volonté, c'est une autre affaire.)
Enfin quoi d'étonnant, quoi de prodigieux, qu'une force jugée toute-puissante fasse des prodiges ? Thomas d'Aquin note avec finesse et avec flegme que, pour l'omnipotence, rien n'est miracle, rien n'est prodige. La mesure du prodigieux est donc toute relative, relative à nous, relative à un état des connaissances qui varie sans cesse et qui, dans sa mobilité, déracine tous les jalons, tous les repères.
Les théologiens ont vu l'objection ; ils répondent que le croyant ne se mêle pas de science et que, pour détecter le miraculeux, il se borne à relever ce qui échappe au « cours habituel » des choses. Mais cette référence, manipulée par des modernes, devient rapidement suspecte. En effet, même si le cours habituel des choses n'est qu'une expression commode (simple catégorie populaire, ou simple rémanence des enfances de l'esprit dans les psychologies adultes), il reste qu'on a souci d'apposer la signature divine là, et là seulement, où l'on aura tranché que le fait n'est plus ordinaire. Ce jugement abrupt et péremptoire devenant de plus en plus délicat, au fur et à mesure que, dans notre culture, le sens commun se laisse éduquer par la science, les miracles se raréfient ; ils tendent à disparaître. Que pourraient-ils signifier au juste, même pour ceux qui croient ? Lorsqu'on loge une providence spéciale dans les ratés de l'explication naturelle, dans les défaillances de l'étiologie rationnelle, on ne s'occupe plus de religion ; on se préoccupe de prendre la science en défaut, tout en accusant le contrecoup de ses succès. D'après les apologistes, le miracle, au xxe siècle, est un défi à la science. En réalité, c'est la science qui avance et c'est le miracle, leur notion de miracle, qui recule. Ils cherchent, sans le trouver, un concordisme entre science et religion. Au lieu de prétendre que le miracle défie la science, ils feraient mieux d'avouer que la science les impressionne plus encore que le miracle, puisqu'ils n'aboutissent à celui-ci que par une méthode des résidus : Dieu est invoqué quand on se trouve à court de raisons, quand il n'y a plus d'autre[...]
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Écrit par
- Henry DUMÉRY : professeur de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
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