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MISHIMA YUKIO (1925-1970)

Mise en scène du meurtre

À partir des années soixante, Mishima semble peu à peu rallier l'idéologie de l'extrême droite, même s'il poursuit, en fait, ses fantasmes personnels. Patriotisme (1960), nouvelle d'une grande beauté, met en scène un officier ayant participé au coup d'État nationaliste manqué du 26 février 1936. La Voix des héros morts (1966) reproche à l'empereur, par la bouche des kamikazes morts pendant la guerre du Pacifique, d'avoir renoncé à son origine divine, ciment du peuple japonais. À la fin de 1966, Mishima postule pour un stage d'entraînement au Jieitai (Forces d'autodéfense), et il fonde en 1968 la Société du bouclier (Tatenokai), groupe paramilitaire composé d'une centaine d'étudiants anticommunistes et voués au culte de l'empereur.

De 1965 au matin de sa mort, Mishima travaille à la rédaction de sa tétralogie, La Mer de la fertilité. Cette œuvre peut parfois rebuter par sa longueur et l'abondance de développements quelque peu dogmatiques consacrés au bouddhisme. C'est pourtant dans sa totalité que se révèlent sa puissance et la beauté de son architecture. Si, du point de vue strictement philosophique, le thème de la réincarnation peut ne pas convaincre, il confère à l'œuvre une unité dramatique et poétique. Sous les yeux de Honda, l'ami dévoué du protagoniste mort à vingt ans, se succèdent ses réincarnations vouées elles aussi à mourir à vingt ans, sauf le dernier, une « imposture ». La symétrie du premier et du dernier finale est majestueuse : c'est à chaque fois, à soixante ans d'intervalle, la rude ascension, par un personnage agonisant, du chemin qui conduit au monastère de Gesshu et, à l'arrivée, le « non » qui balaie les vicissitudes de la passion et dévoile le vide. Jouant à la fois sur la permanence et la métamorphose, la tétralogie est sillonnée de leitmotive : le soleil levant et le vide du ciel bleu, la cascade claire et la mer profonde, le bateau qui lève l'ancre et l'au-delà de l'horizon, l'instant où fusionnent passion et extase, le regard contemplateur ou voyeur, etc. Mais elle sait aussi restituer admirablement la corruption grandissante de la société japonaise, le vieillissement des êtres et le lent mais implacable détachement du monde.

Le matin du 25 novembre 1970, Mishima se rend au quartier général des Forces d'autodéfense, accompagné par quatre membres du Tatenokai. Après avoir ligoté à son bureau le général-commandant, il tente vainement de s'adresser depuis le balcon aux troupes qu'il a fait rassembler : son but est de galvaniser leurs sentiments nationalistes contre la décadence du Japon actuel. Condamné au silence autant par les quolibets que par l'arrivée des hélicoptères, il procède alors au seppuku rituel, puis est décapité par son second Morita, lequel est à son tour décapité par un de ses camarades.

Cet événement choqua profondément car la pratique du seppuku avait disparu depuis l'immédiat après-guerre. Pourtant, tous les chemins de l'essai Le Soleil et l'acier, écrit entre 1966 et 1968, aboutissaient à la mort violente : l'insupportable dualité entre les mots et les muscles, l'inaccessible objectivité du langage, l'impossibilité de voir le cœur des choses et d'exister simultanément, une pratique de l'exercice physique qui n'était plus orientée vers la santé et la vie, mais vers les lisières de la mort. Le seppuku lui-même avait été dûment répété, et dans le film Patriotisme, où Mishima incarnait l'officier qui s'éventre, et sur la scène du kabuki, et dans les personnages de Chevaux échappés. Enfin, la lecture assidue du Hagakure, traité d'éthique samouraï du début du xviiie siècle, n'avait cessé de familiariser Mishima avec cette échéance. Sa mère, sans doute[...]

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Écrit par

  • : ancienne élève de l'École normale supérieure de Sèvres, agrégée de lettres classiques, docteur de troisième cycle, maître de conférences de littérature générale et comparée à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle

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