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MITTELEUROPA

Quelle identité culturelle pour la Mitteleuropa ?

Pour éviter d'adopter la seule perspective des Allemands et des Autrichiens, on peut placer l'idée de Mitteleuropa sous les regards croisés des cultures et des sociétés directement concernées. Pour comprendre les productions littéraires de langue allemande en Europe centrale, il ne suffit pas de les considérer comme des surgeons de la littérature nationale allemande et autrichienne, rattachés par leur racines « ethniques » et linguistiques au grand ensemble de la littérature allemande (dont la littérature autrichienne ne serait qu'un sous-ensemble). Il convient aussi de les inscrire dans un réseau de transferts culturels germano-juifs, germano-slaves, germano-hongrois, germano-roumains, etc. Le transfert, la relation interculturelle, peuvent résulter aussi de phénomènes de rejet, de refoulement, d'efforts de dissimilation, de résistance à la diffusion d'un système culturel majoritaire.

L'allemand comme lingua franca

En réalité, on peut se demander s'il y a jamais eu véritablement une interpénétration des cultures centre-européennes (polonaise, tchèque, hongroise, roumaine, etc.). La connaissance de la langue du pays voisin n'était-elle pas beaucoup moins répandue que celle de l'allemand, du français, de l'anglais, voire du russe ou de l'italien ? Les Polonais du xixe siècle et du début du xxe siècle connaissaient certainement mieux ce qui se passait à Paris que ce qui se passait à Prague. Les surréalistes pragois de l'entre-deux-guerres étaient en contact avec les surréalistes parisiens, mais on peut douter qu'ils aient jamais su quoi que soit des Polonais. Le lien entre ces capitales – Budapest, Prague, Varsovie, etc. – passait par Berlin ou Vienne, parfois même par Paris ou Londres. Une telle constatation est à la base même de toute définition de la Mitteleuropa culturelle : durant plus de deux siècles, du xviiie siècle à la Première Guerre mondiale et au-delà encore, l'allemand fut la principale langue internationale, la lingua franca d'une région morcelée en aires linguistiques et en nationalités multiples – une koinè de l'Europe centrale.

Non seulement il faut distinguer le Reich allemand et la monarchie habsbourgeoise, mais il convient aussi de faire la différence entre la Cisleithanie, partie autrichienne de l'empire danubien depuis le compromis austro-hongrois de 1867, et la Transleithanie hongroise. La force d'intégration du modèle habsbourgeois caractérisé par le pluralisme culturel, incontestable en Cisleithanie (même si, nous l'avons dit, on doit se garder de confondre le mythe et la réalité), ne se vérifie pas en Hongrie. Les territoires slaves rattachés à la partie hongroise de la monarchie n'ont sans doute jamais eu le moindre sentiment d'appartenance à une communauté culturelle slavo-hongroise. On peut certainement en dire autant à propos des Roumains de Transleithanie.

Du point de vue italien, la notion de Mitteleuropa évoque le débat mené à la veille de la Première Guerre mondiale, dans le nord-est de la péninsule, à propos des liens unissant Italiens, Allemands, Autrichiens et Slaves dans un ensemble régional soudé par des liens plus profonds que les liens dynastiques habsbourgeois. Surtout dans les années 1920, Trieste reste une plaque tournante du transfert culturel austro-italien-judéo-slave. Italo Svevo, Umberto Saba, Scipio Slataper, Carlo et Gianni Stuparich, le psychanalyste Edoardo Weiss, Ladislao Mittner à Fiume (Rijeka), illustrent cette culture triple qui est une « culture posthume », comme celle de Prague à la même époque. Le meilleur de la créativité culturelle de la Mitteleuropa littéraire aura d'ailleurs été posthume : non seulement à Trieste et à Prague dans les années 1920, mais aussi dans l'image de la Galicie chez Joseph Roth et à travers le génie de Paul Celan[...]

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