MIZOGUCHI KENJI (1898-1956)
Le destin et l'imagination du bonheur
Le refus des a priori sur l'homme traduit, on s'en doute, une certaine idée de l'homme et de la société. La vivacité de la critique sociale chez Mizoguchi aboutirait-elle au socialisme ou à l'anarchie, son humanisme a-t-il subi l'influence chrétienne (Femmes de la nuit) ou bouddhique ? Faut-il renverser les superstitions et lutter seul contre un monde hostile et inique, ainsi que le fait Le Héros sacrilège (1955) ? Faut-il se résigner et cultiver son jardin, comme semble le suggérer la fin, en forme d'apologue, des Contes de la lune vague ? Quelle morale émerge du chaos des événements ridicules et tragiques dont l'enchaînement forme la vie, quelle morale vient soutenir l'artiste qui connaît la solitude du génie mais non le bonheur (Cinq femmes autour d'Utamaro, 1946) ? Pour les « amants crucifiés » et souvent pour Mizoguchi, peintre de l'amour fou, la passion est l'unique valeur, mais elle se brise au monde, et la vérité suprême, vérité métaphysique aussi bien qu'immédiate, c'est la solitude absolue d'O'Haru et son lent cheminement vers la mort.
Le monde de Mizoguchi, c'est donc peut-être avant tout celui de la faiblesse de l'être en face de sa destinée. Les personnages qui incarnent cette faiblesse sont presque toujours des femmes, dont Mizoguchi préfère la compagnie à celle des hommes. On a évoqué la perfection de sa direction d' acteurs. En fait, il s'agit surtout d'actrices, les plus grandes : Tanaka Kinuyo, Kogure Michio, Kyo Machiko. Mizoguchi sait les conduire avec une précision et une fermeté qui reposent sur une connaissance intime et parfaite de leur comportement, elle-même fondée sur la pratique d'une vie commune qu'il imposait à toute son équipe durant les semaines de tournage. Mizoguchi, qui considérait, à la manière de Max Ophuls, dont il a la tendresse distante, le maniement des comédiens comme la partie essentielle du tournage proprement dit, a permis à toutes ses actrices de se révéler à elles-mêmes ; on vivait, on sentait, on respirait « autrement » en sa présence.
L'épaisseur romanesque de ses films, la richesse balzacienne des Contes de la lune vague par exemple, tient d'abord à cela : actrices et acteurs, Tanaka Kinuyo et Mori Masayuki, y ont connu leurs plus beaux rôles ; ils y ont été plus vrais qu'ailleurs, plus sincères, plus émouvants. La perspicacité de Mizoguchi à l'égard des êtres ne serait rien, cependant, sans le sentiment qui le possède que la vie est une somme, qu'il s'agit d'accepter en bloc et dont on ne saurait dissocier les parties, mais qu'il s'agit d'un bloc en mouvement, en dérive éternelle vers la mort. Le romanesque de Mizoguchi est intimement lié au temps ; et fréquents sont les films, dans cette œuvre diverse, qui décrivent une portion de la trajectoire d'un héros, associant au pathétique premier de la vie saisie dans son naturel le pathétique beaucoup plus ample et plus profond de la durée. Ce sont des vies que peint Mizoguchi, des apprentissages, des itinéraires, des destins. La fatalité du malheur guette Genjirō, le potier des Contes, ébloui par la beauté de la démone Wakasa ; guidé par elle, il glisse dans un univers apparemment en dehors du temps, autour duquel le temps, hélas ! continue de s'écouler, emportant irrémédiablement le bonheur qui appartenait à la vraie vie.
Nul n'a évoqué, mieux que Mizoguchi, ces moments privilégiés, inoubliables, de l'amour, où la hantise de la durée semble s'abolir. C'est le domaine merveilleux de Wakasa, la femme morte depuis des siècles, qui revient tourmenter les vivants, espérant les entraîner dans son affreuse solitude. C'est l'évocation irréelle de la femme légitime, Miyagi, déjà morte elle aussi, et que Genjirō croit retrouver le soir en[...]
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Écrit par
- Michel MESNIL : agrégé de lettres, maître assistant à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
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