MOBILE, Michel Butor Fiche de lecture
Lorsqu'il publie Mobile en 1962 chez Gallimard, dans une collection blanche redimensionnée pour l'occasion dans un grand format presque carré, Michel Butor est pour ainsi dire un auteur à succès. En dépit ou peut-être en raison des polémiques qu'il a suscitées, le « nouveau roman » a fini par rencontrer un public. L'institution littéraire elle-même l'a consacré : L'Emploi du temps a reçu le prix Fénéon en 1956, et La Modification, le Renaudot en 1957. Or, avec Mobile, Butor choisit de fuir la voie toute tracée dans laquelle cette reconnaissance aurait pu l'engager. Non que l'ouvrage rompe aussi radicalement qu'on a pu le dire alors avec les romans qui l'ont précédé. Mais le renouvellement des formes littéraires voire éditoriales, la remise en cause des habitudes de lecture, le traitement administré au discours et, au-delà, à la syntaxe elle-même déconcerteront au point de faire taire les critiques, laissant place à un silence circonspect suivi d'une relégation dans le ghetto de « l'écriture de laboratoire » dont, quelque soixante livres plus tard, Butor n'est pas encore sorti.
Une machine textuelle
Sur la genèse et le « mode d'emploi » de Mobile, Michel Butor s'est longuement et à maintes reprises expliqué. Le livre, sous-titré Essai pour une représentation des États-Unis, est né d'un séjour de plusieurs mois dans ce pays. De retour en France, Butor, désireux de rendre compte de cette expérience et jugeant inappropriée la forme conventionnelle du « récit de voyage », va s'efforcer de saisir l'espace américain par une approche radicalement différente. S'inspirant à la fois du survol en avion, du faisceau qui balaie l'écran de télévision, et de la technique du dripping qui caractérise l'œuvre du peintre américain Jackson Pollock, à qui le livre est dédié, Butor met au point un savant et complexe protocole d'écriture : Mobile « est organisé autour d'un certain nombre de cellules, des cellules dont l'écorce, en quelque sorte, est écrite en caractères romains, plus noirs, et dont le centre, le noyau, est en italiques. [...] Chacune de ces cellules est liée au nom d'une ville ou d'un village à l'intérieur d'un des cinquante États ». À partir de cette matrice, l'auteur dispose, comme sur un tableau quadrillé ou une partition symphonique, des listes de noms et d'objets récurrents (« J'ai cherché quels étaient les noms qui se retrouvaient d'un État à l'autre, selon cet ordre alphabétique »), des citations mêlées à des notations personnelles, tout en faisant varier les caractères typographiques, les marges et les espacements. Un mode de lecture totalement nouveau s'instaure, horizontal bien sûr, selon l'axe traditionnel en Occident, mais aussi vertical et diagonal, et de surcroît sans cesse interrompu, brisé, fragmenté. Nous sommes ici au plus près du « livre total » voulu par le Mallarmé d'Un coup de dés jamais n'abolira le hasard : livre « mobile » (comme le nom de la ville d'Alabama qui ouvre le texte, mais aussi comme un mobile de Calder en perpétuel mouvement), livre à entendre autant qu'à lire, à parcourir comme on arpente un territoire, jouant jusqu'à épuisement de la simultanéité des visions, de la superposition des impressions, du flux ininterrompu des sensations.
« MILFORD, Clermont.
– Diamond T,
– Divco,
– Dodge,
Tecumseh, chef des indiens Pawnees, tribu du groupe Algonquin, qui avait réussi à former une coalition contre les États-Unis :
„Le Grand Esprit a donné cette grande île aux Peaux-Rouges ; le Grand Esprit a installé les Blancs au-delà de l'océan. Aujourd'hui, ceux-ci, non contents de leurs propres terres, sont venus chez nous et nous ont chassés des régions côtières jusqu'aux Grands Lacs ;[...]
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média