MŒURS
Les lois, les mœurs et les manières dans leur rapport avec l'esprit général
La tradition classique attribuait aux mœurs une grande importance. À cet égard, elle s'oppose à la tradition relativiste et sceptique, qui ne voit dans les mœurs que des conduites variables selon les lieux et les circonstances. Montesquieu reprend cette question au livre XIX de l'Esprit des lois. Il l'examine d'un point de vue très différent de celui de Platon et des classiques. Pourtant, il maintient très fermement la distinction entre les lois et les mœurs (et corrélativement ce qu'il appelle les manières), alors que les philosophes des Lumières ont tendance à faire de la loi la seule source du droit.
Montesquieu traite des mœurs par rapport à ce qu'il appelle le « gouvernement des hommes » et ce que nous appellerions le problème du contrôle social. « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d'où il se forme un esprit général qui en résulte » (L'Esprit des lois, XIX, chap. IV). Entre ces différentes « causes », il s'établit une sorte d'équilibre. Par exemple, chez les « sauvages » où « dominent la nature et le climat », la religion et les lois ne comptent pas beaucoup dans la conduite de ces hommes. Mais « les manières gouvernent les Chinois, les lois tyrannisent le Japon ; les mœurs donnaient autrefois le ton dans Lacédémone ; les maximes du gouvernement et les mœurs anciennes le donnaient dans Rome ». Mais comment distinguer les lois des mœurs et des manières, puisqu'elles sont les unes et les autres « des institutions de la nation en général » ? La loi est une instruction ou un commandement dont l'initiative appartient au titulaire du pouvoir législatif. À côté d'elle, il existe d'autres règles plus diffuses, qui n'ont pas pour seul fondement et origine la volonté des gouvernants. Aussi peut-on dire que les lois règlent plutôt les actions du citoyen, dont la volonté est soumise à celle du législateur, tandis que mœurs et manières règlent plutôt l'action de l'homme « privé ». Enfin, Montesquieu établit une différence entre les mœurs et les manières : « les premières regardent plus la conduite interne, les secondes la conduite extérieure ».
Entre les éléments précédemment distingués, on peut imaginer plusieurs combinaisons. Ainsi Pierre le Grand ordonne par une loi aux Moscovites de se faire couper la barbe et de « tailler jusqu'aux genoux les longues robes de ceux qui entraient dans les villes » (XIX, xiv). Cette loi est qualifiée de « tyrannique », puisqu'elle substitue à des pratiques traditionnelles la volonté du Prince. Montesquieu en aurait dit de même des lois de Kemal qui interdit aux Turcs le port du fez et leur prescrivit de se saluer à l'occidentale en échangeant une poignée de main, plutôt que par l'inclinaison de la tête et du buste accompagnée du geste de la main sur le cou, selon la politesse islamique. Ces prescriptions et prohibitions furent en effet jugées « tyranniques » par plus d'un Turc, non seulement parce qu'elles constituaient une intrusion du gouvernement dans la vie privée, mais aussi parce qu'elles touchaient à des pratiques qui avaient valeur de rites religieux.
À la différence des exemples cités concernant les Russes ou les Turcs, les lois, les mœurs et les manières tendent à se confondre. C'est même le dessein d'un législateur comme Lycurgue d'établir une coïncidence aussi forte que possible entre les uns et les autres. Montesquieu se contente-t-il de retrouver l'argument de Platon, qui prétendait établir une équivalence entre les lois, les mœurs et les vertus ? On pourrait, à première vue, être tenté de penser que Montesquieu a repris la conception platonicienne[...]
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Écrit par
- François BOURRICAUD : professeur à l'université de Paris-IV-Sorbonne
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