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MŒURS

Individualisme et égoïsme : le problème de l'anomie

La fragilité des mœurs, qui les expose à la corruption, tient à la nature des sentiments qui règlent nos conduites morales. On peut en distinguer trois principaux, dont l'importance a été soulignée au cours de l'exposé précédent.

La conception classique de la moralité fait la part plus large au civisme. Les Romains ou les Spartiates sont moraux parce qu'ils font passer avant leur intérêt particulier le bien de l'État. C'est ce que Montesquieu appelle « la vertu ». Il écrit : « La vertu, dans une république, est une chose très simple : c'est l'amour de la république ; c'est un sentiment et non une suite de connaissances. Le dernier homme de l'État peut avoir ce sentiment comme le premier. » (L'Esprit des lois, V, ii). Et il ajoute : « L'amour de la patrie conduit à la bonté des mœurs, et la bonté des mœurs mène à l'amour de la patrie. » Mais cette liaison entre le civisme et « la bonté des mœurs » est difficile à établir et plus encore à maintenir. Elle suppose principalement « la frugalité et l'amour de l'égalité ». Mais « l'égalité réelle (qui) est l'âme de l'État, est difficile à établir » (ibid., V, iii). « Le principe de la démocratie se corrompt, non seulement lorsqu'on perd l'esprit d'égalité, mais encore quand on prend l'esprit d'égalité extrême » (ibid., VIII, ii). La corruption du régime démocratique peut trouver son origine dans la corruption des lois ou dans celle des mœurs. Mais, une fois le processus engagé, et quel qu'en soit le point de départ, la comparaison envieuse a vite fait de remplacer le civisme et l'amour de la patrie par une guérilla incessante entre les classes et les individus.

Montesquieu voit bien la fragilité du civisme dans les sociétés antiques, la difficulté de fonder la stabilité des régimes sur la rectitude des mœurs. À cet égard, le cas de la démocratie est instructif. Mais les monarchies et les régimes despotiques sont tout aussi corruptibles que la démocratie. Dans les sociétés modernes une autre difficulté surgit, qui tient au développement de l'individualisme. C'est Benjamin Constant qui a le premier abordé cette question. Dans L'Esprit de conquête (chap. vi) est présentée une opposition entre les démocraties antiques et les démocraties modernes. La conséquence à laquelle Constant conduit son lecteur, c'est que l'amour de la république tel que l'entendait Montesquieu, c'est-à-dire la subordination des intérêts privés à l'intérêt général et la fusion égalitaire des individus dans la communauté politique, n'est plus aujourd'hui qu'une fiction qui sert de couverture au terrorisme et au totalitarisme jacobins. Constant s'appuie sur deux arguments. À l'époque moderne, à cause de la division du travail, les hommes n'ont besoin que d'être laissés dans une indépendance parfaite pour tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leur sphère d'activité. « Ils n'ont donc ni le temps ni le goût de s'occuper eux-mêmes des affaires publiques. Ils en délèguent bien volontiers la gestion à des représentants. » L'équilibre entre le privé et le public est donc inversé par rapport à la situation à laquelle se référait Montesquieu. Robespierre et Saint-Just rêvaient d'exercer la tyrannie pédagogique de la vertu, pour faire des Français des citoyens malgré eux, pour « les forcer à être libres ». Constant a horreur de cette conception de la vertu démocratique qui, selon lui, « n'est propre de nos jours qu'à fournir des armes et des prétextes à tous les genres de tyrannie » (ibid., chap. vii).

Mais peut-on s'en tenir à une conception strictement[...]

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Une scène galante, J.-L. Forain - crédits : Sotheby's/ AKG-images

Une scène galante, J.-L. Forain

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