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MOI, LE SUPRÊME, Augusto Roa Bastos Fiche de lecture

Transgresser l'Histoire

Par moments, d'autres voix se juxtaposent au verbe dictatorial, orchestrées par un compilateur dont la présence est, selon Roa Bastos, « le noyau générateur initial » de l'œuvre. Personnage du livre, il est aussi l'archiviste qui commente les assertions du Suprême, celui qui confronte ses récits à d'autres versions des faits, qu'elles soient orales ou bien écrites, qu'il s'agisse de chroniques, de correspondances, de biographies, ou de fables populaires. La polyphonie qui en résulte s'inscrit dans un propos concerté que Roa Bastos définit ainsi : « Écrire contre l'écriture, inventer des histoires qui soient la transgression de l'Histoire officielle. » Francia mélange les faits sans les confondre. De l'au-delà, il réfute par avance les mémoires historiques que l'Argentin Bartolomé Mitre n'a pas encore écrits. Dans le dialogue apocryphe qu'il soutient avec les grands noms passés et futurs de la geste américaine, l'Histoire, qui n'a que faire des détails accessoires, se dévoile plus sûrement que dans les versions officielles, si respectueuses de la chronologie : une Histoire faite de domination et de violence et qui n'a pas fini de se répéter, comme le savent bien ceux qui incarnent un continent pillé et bafoué. « Je levai les yeux sur le visage de Belgrano. Je vis reflété en lui, dans de sombres images, le fracas des désastres futurs », s'écrie le Suprême, qui partage son pessimisme.

Résurrection d'un homme, résurgence d'un mythe, réécriture de l'histoire paraguayenne, Moi, le Suprême est tout cela et pas seulement. Légendes, épisodes bouffons ou fantastiques, notes borgésiennes s'insèrent avec humour dans un tissu verbal où brillent, inoubliables, des objets magiques : un crâne, un chien polyglotte, une fleur d'amarante, un porte-plume, une mouche... Refusant de céder aux facilités des intrigues linéaires, Roa Bastos propose une œuvre au confluent du récit mythique, du parcours analytique et du débat historiographique. Cela par la grâce d'un verbe en devenir qui est en lui-même une remise en cause de l'ordre romanesque et, au-delà, une métaphore de l'écriture.

— Ève-Marie FELL

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  • ROA BASTOS AUGUSTO (1917-2005)

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    • 816 mots
    À la croisée du mythe et de l'histoire, Yo, el Supremo (1974 ; Moi, le Suprême, 1984 et 1991 pour les versions théâtrales) mêle et transmute un matériau hétérogène : monologues, dialogues, évocations historiques, extraits du cahier privé du « père de la patrie », correspondances, coupures de...