MOÏRA
La Moire, ou Moïra n'a pas de visage : elle est le Destin de chacun, la « part » (moros, moïra) dispensée à chaque homme, le lot qui lui est échu. Ses décrets, qui touchent à la sphère biologique de l'existence (naissance, mariage et mort), sont inflexibles (atropos) et les dieux, qui pourtant peuvent tout et sont parfois tentés de passer outre, s'inclinent, désertant leurs plus chers protégés : ainsi, Zeus lui-même n'hésite-t-il que très brièvement à abandonner Sarpédon, le fils chéri que lui a donné Europe (L'Iliade, XVI, 433 sqq.), au funeste destin qui l'attend dans le combat qui va l'opposer à Patrocle, se contentant de répandre en son honneur une averse de sang sur la terre troyenne ; de même Apollon cesse-t-il de seconder Hector, laissant à Athéna, protectrice d'Achille, le soin d'exécuter l'irrévocable sentence de Moïra. Ainsi, contrairement à ce que semblent suggérer des expressions fréquemment prêtées aux héros, telles que : « la Moire m'attaque », celle-ci n'est pas une puissance ; ou si elle en est une, elle ne l'est que négativement. Entendons par là qu'elle dispense une mesure de vie sans intervenir au niveau des actions par lesquelles les mortels se distinguent ; ou que, si elle le fait, c'est seulement sur leur concaténation et au conditionnel : si tel acte est commis, alors suivra inéluctablement telle série de conséquences. Destin, la Moire n'est donc ni fatalité, ni prédestination : elle fixe des limites à l'exercice et à l'accomplissement de la volonté humaine, elle ne la détermine pas ; elle borne la liberté humaine, elle ne l'empêche pas. Bien plus, si la liberté des dieux consiste précisément en ceci qu'ils acceptent des décrets qu'ils ont, contrairement aux mortels, le privilège de connaître et le pouvoir de contrecarrer, il n'y a de liberté pour les hommes que dans la mesure où eux aussi acceptent — même à contrecœur — la part qui leur est échue et s'efforcent d'en faire le meilleur usage, sachant que, quand leur « heure » sera venue, c'est seulement dans la mémoire des générations futures qu'ils pourront espérer se survivre. Le héros est ainsi le symbole de l'homme libre, c'est-à-dire pleinement homme : celui qui triomphe de la mort et du destin autant que le peut un mortel, non pas en les fuyant, ni non plus en les défiant d'une manière puérile, mais au contraire en en acceptant à la fois le risque et la nécessité. Homme (héros) n'est donc pas celui qui se croit immortel, mais celui qui, se sachant mortel, œuvre sans crainte à individualiser son passage, à transformer le biologique en biographie. Alors la Moire, de funeste et de simplement négative, de redoutée et de destructrice qu'elle est pour celui qui la refuse (quelles que soient les modalités de ce refus) devient celle qui dispense, délivre et libère : celle vers qui se porte le choix. En d'autres termes, ne sont les prédestinés du Destin que ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas en être les destinataires. Ainsi les hommes sont-ils ingrats lorsqu'ils accusent les dieux des malheurs qui les frappent, alors que ceux-ci emploient au contraire toute leur industrie — par l'intermédiaire d'Hermès notamment — à les prévenir du sort qui les attend s'ils franchissent les limites fixées par Moïra. Car, ce que, grâce aux immortels, les mortels ont en commun avec les immortels, c'est le privilège de la connaissance. Mais ce privilège est aussi un fardeau et un danger : un fardeau, parce qu'il est source d'angoisse et fonde une responsabilité ; un danger, parce qu'il crée l'illusion de l'invulnérabilité et de la toute-puissance, et donc la tentation de transgresser les lois de la phusis, de renverser le cours des fleuves,[...]
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Écrit par
- Robert DAVREU : enseignant en littérature générale et comparée à l'université de Paris-VIII, poète et traducteur
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