MOLIÈRE (1622-1673)
De la scène au livre
Les circonstances de production ont eu pour conséquence inévitable que toutes les pièces de Molière ne sont pas abouties. Certaines n’ont pas été versifiées jusqu’à leur terme (La Princesse d’Élide, dont les deux tiers sont demeurés à l’état de prose ; Psyché, qui aurait connu le même sort sans la contribution de Corneille), d’autres sont restées purement et simplement inachevées (seuls deux actes de Mélicerte existent). Toutes, du reste, ne font pas l’objet d’une publication imprimée immédiate. À plusieurs reprises, Molière renonce à transformer ses textes de scène en livre. C’est le sort qu’ont connu plusieurs petites pièces de complément de spectacle (Le Docteur pédant, Le Fagotier, Gros-René écolier). Il en va de même de certaines comédies mêlées de musique, de Dom Juan ou le Festin de pierre, de L’Impromptu de Versailles et même d’une œuvre aussi soigneusement élaborée que Don Garcie de Navarre. Au total, on estime que seul le tiers des œuvres de Molière a été publié du vivant de l’auteur. Ce taux est exceptionnel, si on le met en rapport avec ce que nous savons de ses homologues Corneille ou Racine. La conséquence en est que certaines pièces ne nous sont pas parvenues : plusieurs « petites comédies » mentionnées par Le Registre ont disparu ; La Pastorale comique de 1666 ne nous est connue que par sa description dans un programme ; le prologue que Molière avait composé et récité pour Le Favori (1665) de Mlle Desjardins n’a laissé pour trace que deux lignes qui en rendent brièvement compte. D’autres pièces que Molière renonce à faire imprimer paraîtront seulement dans l’édition posthume des Œuvres de 1682. À cela s’ajoute le fait que certaines de ces pièces ont connu parfois les aléas de la censure : le texte du Festin de pierre subira l’épreuve des cartons (pages réimprimées et substituées au texte initial) en cours de fabrication.
Pour autant, Molière ne se trouve pas toujours en position de victime. Au fil des années, le comédien auteur parvient à exercer un contrôle efficace sur la publication imprimée de ses œuvres. De plus en plus souvent, il soumet lui-même la demande de privilège (autorisation d’imprimer liée à un droit d’exclusivité) auprès des instances de contrôle de la librairie.
Ce rapport ambivalent avec la publication, alternant exploitation des bénéfices et indifférence ironique, s’explique en premier lieu par les conditions particulières qui accompagnent le métier de comédien. Molière se plaît à souligner les limites du texte écrit et de l’imprimé : la préface de L’Amour médecin (1665) rappelle crûment que « les comédies ne sont faites que pour être jouées ». Cette attitude est également inspirée par la posture mondaine, que Molière adopte consciemment dès Les Précieuses ridicules, où il prend ostensiblement ses distances avec le métier d’auteur : la préface de la comédie s’amuse de « l’étrange embarras qu’un livre à mettre au jour ». Le novice dans le monde des lettres ne se gênera pas ensuite pour faire imprimer certains types de textes qui jusqu’ici n’avaient pas connu les honneurs de l’impression. Au reste, Molière, comme tout auteur mondain, offre sa contribution aux recueils collectifs qui abondent dans les années 1660 : dans le recueil Suze-Pellisson de 1668 paraissent sous son nom deux poèmes, dont le sonnet « À Monsieur de La Mothe Le Vayer sur la mort de Monsieur son fils ».
Molière s’affirme aussi comme un homme de cabinet, sans pour autant se priver d’afficher son mépris pour les doctes (Les Femmes savantes). Non seulement l’inventaire après décès révèle qu’il possédait une bibliothèque substantielle, mais encore l’adaptation de certaines pièces fait apparaître un travail minutieux sur des sources livresques. De plus, Molière, à chaque fois qu’il traite un sujet[...]
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Écrit par
- Claude BOURQUI : professeur de littérature française à l'université de Fribourg
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