MOLIÈRE (1622-1673)
Idéologies
La qualité de l’échange avec le public repose aussi sur une communauté de vues en ce qui concerne la compréhension générale du monde. En effet, les comédies de Molière reflètent les idées dominantes du milieu auquel appartiennent spectatrices et spectateurs. Au premier rang de ces idées partagées, la conception des rapports humains à laquelle est attachée la culture mondaine : complaisance envers autrui, modération d’esprit, égalité des sexes, aspiration à une religion du for intérieur qui n’envahisse pas l’espace public (« chacun, à ses périls et fortune, en peut croire tout ce qu’il lui plaira », déclare Béralde dans Le Malade imaginaire, III, 3). Cette éthique du comportement humain s’accorde avec certaines orientations qui s’imposent dans les débats philosophiques de l’époque, dont les comédies moliéresques à leur tour offrent des reflets étonnamment précis, à la mesure de l’intérêt que le public leur accorde. S’y affirme un rejet très marqué du dogmatisme (Aristote est visé au premier chef, mais également Descartes), ainsi que du stoïcisme, régulièrement tournés en ridicule dans les comédies. À l’opposé, les doctrines sceptique et épicurienne sont présentées sous un jour très favorable. Ces ouvertures philosophiques se traduisent par de fréquents clins d’œil ou références explicites aux auteurs (de Sénèque à Descartes) et, parfois, par des reproductions quasi littérales de passages tirés de textes hautement spécialisés. L’exemple le plus célèbre est celui de la scène des voyelles du Bourgeois gentilhomme, constituée pour l’essentiel d’un extrait du Discours physique de la parole du cartésien Géraud de Cordemoy.
Jusqu’au début des années 1670, les comédies de Molière reflètent harmonieusement les idées dominantes au sein de son public. Un infléchissement semble se dessiner à l’occasion des Femmes savantes, dont plusieurs passages prennent parti contre le cartésianisme, à un moment où les épigones du philosophe sont en train de conquérir les milieux mondains. Le Malade imaginaire marque une évolution supplémentaire, en prenant les contours d’une pièce à thèse qui, sous le voile allégorique de la soumission à la médecine, s’attache à délivrer un message philosophique mettant au jour les peurs qui entravent l’épanouissement humain et dénonçant ceux qui en tirent profit.
Il apparaît en tout cas certain de nos jours que Molière peut être inclus au rang de ceux que l’historiographie moderne qualifie de libertins, au sens où ils remettent en question de manière radicale les idées constitutives de la doxa d’inspiration chrétienne sur l’explication du monde. De fait, la dénonciation des superstitions en général, en particulier de la croyance dans les phénomènes surnaturels, miracles au premier chef (parmi ceux-ci, bien sûr, les guérisons du Christ et sa résurrection), laquelle dissimule à peine sa filiation à l’égard de Montaigne, Charron ou La Mothe le Vayer, devient fréquente dans ses comédies à partir de 1665. Sont ainsi tournées en ridicule l’astrologie (Les Amants magnifiques, 1670), la croyance dans la destinée (Les Fourberies de Scapin), les sciences occultes (Le Mariage forcé), qui toutes doivent être interprétées comme des substituts à la foi religieuse. Le propos se fait parfois plus explicite : dans Amphitryon, les dieux sont présentés irrévérencieusement comme des imposteurs qui viennent abuser des mortels et engendrer leurs rejetons parmi eux. Dans Psyché, l’héroïne fait état de ses récriminations contre l’injustice divine, qui la rend amoureuse sans lui donner le droit d’aimer. Dans Dom Juan ou le Festin de pierre, croire au Ciel et à l’Enfer et croire au Moine bourru (une sorte de revenant) sont placés sur le même plan.
C’est sous le voile de la médecine que la dénonciation est la plus virulente. Derrière les[...]
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Écrit par
- Claude BOURQUI : professeur de littérature française à l'université de Fribourg
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