MOLLOY, Samuel Beckett Fiche de lecture
Un dispositif proustien
On peut voir dans Molloy un Beckett s'efforçant de transcrire sa propre expérience (il décrit par exemple Foxrock, quartier chic de Dublin où il a vécu enfant). Quant à la relation de Molloy avec sa mère, elle est, de même que celle de Moran avec son fils, trop caricaturale pour ne pas décourager l'approche psychanalytique. Moran, c'est aussi Beckett : protégé au départ contre sa propre vérité par une armure de faux-semblants, il renâcle à se mettre en quête (à inventer le personnage) de Molloy. La tension initiale des personnages (vers la mère ou Molloy) est rapidement remplacée par leur concentration pour simplement avancer, comme si le destin du personnage était l'immobilité, négation de toute fiction. Au terme de leurs odyssées parodiques, tous deux s'engluent dans une existence végétativo-méditative presque heureuse.
En fait, le dispositif textuel de Molloy est éminemment proustien : le texte décrit le processus qui lui a permis d'exister, et Beckett y prolonge la réflexion de Proust, à propos duquel il écrit : « La pulsion artistique ne va pas dans le sens d'une expansion, mais d'une contraction. L'Art est l'apothéose de la solitude. » Toute sa trilogie romanesque semble ainsi avoir pour objet de montrer que l'écriture requiert immobilité et silence, exigeant que le moi se dépouille implacablement de tout ce qui finit par se révéler superflu.
« J'ai conçu Molloy et la suite le jour où j'ai pris conscience de ma bêtise. Alors je me suis mis à écrire les choses que je sens », explique Beckett. Écrire, c'est parler de soi faute de pouvoir se taire, ou « afin de pouvoir [se] taire ». Le monologue intérieur du narrateur beckettien déploie dès lors une parole, hésitante, parfois incohérente jusqu'au bafouillage, mais empreinte d'un humour dévastateur et salutaire, qui mêle la farce scatologique et l'ironie la plus raffinée, dans un exercice de dérision impitoyable dont l'excès de noirceur est paradoxalement stimulant. Beckett pratique le « rire des rires [...] le rire qui rit du rire, hommage ébahi à la plaisanterie suprême, bref le rire qui rit – silence s'il vous plaît ! – de ce qui est malheureux » (Watt).
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Christine GENIN : agrégée de lettres, docteure ès lettres, conservatrice à la Bibliothèque nationale de France
Classification
Média
Autres références
-
LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE
- Écrit par Dominique RABATÉ
- 7 278 mots
- 13 médias
...L’offensive contre la signification que Beckett a menée au théâtre s’inscrit dans la suite de son œuvre en prose, dans la trilogie qui débute par Molloy (1951), sorte d’antiroman en deux temps, dont le héros est cloué sur un lit et raconte de manière décousue l’odyssée dérisoire d’un quasi cul-de-jatte....