MON CŒUR MIS À NU, Charles Baudelaire Fiche de lecture
« Un livre de rancunes »
Ces bribes donnent un aperçu de ce qu'aurait été ce « livre de rancunes », écrit par quelqu'un qui se sent « comme un étranger au monde » et veut tourner « contre la France entière [son] réel talent d'impertinence ». À ce sentiment d'étrangeté, vécu dans la souffrance et l'orgueil, concourent autant le spectacle d'une société honnie (les attaques contre les prêtres, les juges, les directeurs de journaux, les hommes politiques, la bourgeoisie, etc.) que le tempérament individuel de l'auteur et son « histoire » personnelle (« goût de la vengeance. Plaisir naturel de la démolition »).
Par-delà le caractère provocateur de la posture dandy, la lecture de ces notes révèle, ou plutôt confirme, un Baudelaire profondément pessimiste, fondamentalement et, si l'on peut dire, ontologiquement réactionnaire (on perçoit nettement les échos de la pensée de Joseph de Maistre), hostile à toute idée d'égalité (« Il n'y a de gouvernement raisonnable et raisonné que l'aristocratique. Monarchie et république basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles »), sans illusions sur de la nature humaine, et convaincu que seul un pouvoir autoritaire – avec le renfort de la religion – est susceptible de contenir la violence des passions individuelles. C'est probablement dans le cadre de cet antiprogressisme et de cet antihumanisme radicaux qu'il faut replacer la fameuse misogynie de Baudelaire : sa vision de la femme est ici à la fois le reflet parfait et l'exact négatif de celle d'un Michelet, d'un Comte ou d'un Fourier, qui voient en elle la part naturelle de l'Homme, partant son avenir et son salut (« La femme est naturelle, c'est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du dandy »).
Quant à l'« agitation » métaphysique, qui transparaît à chaque page de Mon Cœur mis à nu, et, plus encore, de Fusées, elle témoigne sans doute moins d'un réel questionnement religieux que, là encore, du combat que mène Baudelaire contre les idéologies de son temps, perçues comme décadentes et médiocres dans leur matérialisme borné. Ainsi, la « théologie » baudelairienne, en particulier l'apologie de la théorie du péché originel, doit-elle se comprendre à la fois comme l'affirmation d'une permanence du Mal (toujours contre la foi dans le progrès), et, du point de vue esthétique, comme l'expression d'une aspiration au sublime ignorée par la modernité (« Beau tableau à faire : la canaille littéraire »).
Ces aspects, souvent débattus, de la pensée baudelairienne, trouvent également leur place dans Hygiène et surtout dans Fusées, dont toute la dernière partie, notamment, est une charge violente contre la modernité et le « communisme » de la démocratie, auquel l'auteur oppose la solitude du poète. Au reste, même si la distinction des trois ensembles peut paraître artificielle (les feuillets étaient rassemblés à l'origine en une seule liasse), leur tonalité diffère sensiblement : plus pamphlétaire dans Mon Cœur mis à nu, plus moraliste dans les deux autres recueils, où la maxime tend à l'emporter sur la note rageuse, et la confession personnelle sur l'imprécation.
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Écrit par
- Guy BELZANE : professeur agrégé de lettres
Classification
Média