MON NOM EST LÉGION (A. Lobo Antunes) Fiche de lecture
Parmi les romanciers portugais de sa génération (Maria Velho da Costa, Américo Guerreiro de Sousa, Almeida Faria, Lidia Jorge...), António Lobo Antunes est, depuis la « révolution des œillets », l'un des auteurs les plus originaux, par la richesse de l'écriture, des tonalités et des thèmes. La destinée de sa patrie, l'absurdité du monde, l'obsession du Mal constituent l'essentiel de ses préoccupations.
Paru en 2007, Mon nom est légion (traduction de Dominique Nédellec, Christian Bourgeois, 2011) suscite des impressions contrastées. Douleur, laideur, cruauté, peur, désespoir, amour, rage, dégoût, amertume y composent un ensemble touffu, hétéroclite. Sous la litanie des phrases décousues et des mots coupés, une intrigue s'inscrit en filigrane. Dans le quartier du Premier-Mai, au nord-ouest de Lisbonne, où vit le rebut de la société, une bande de huit voyous – six Métis, un Noir, un Blanc – âgés de douze à dix-neuf ans, solidement armés, se livre à des actes de violence : vols de voitures, braquages de stations-service, viols, assassinats. Le rapport que l'agent de première classe chargé avec quelques sous-fifres de l'enquête sur les exactions, les relations des témoins, les circonstances, fait à son supérieur méprisant, laisse place dans le roman à d'innombrables digressions : divagations, délires, obsessions, confidences, paroles désarticulées. Les mots entrechoqués, la réalité diffractée donnent le tournis, alors qu'ont lieu les représailles de la police. L'enquêteur se présente sans complaisance : « ... j'ai comme l'impression qu'il y a chez moi, dans mon apparence, ma façon de m'exprimer, mon odeur, quelque chose qui rebute les gens, mon chef pour ne parler que de lui ne me tend jamais la main... » La vie des policiers ou des témoins – maladies, folie, vieillesse... – tout compose ici un chœur dissonant. Une vingtaine de narrateurs, vrais ou fantasmatiques, se succèdent ; qui parle, et à qui ? Ces mots effilochés, ces digressions, ces rêveries dérisoires, ces images répugnantes, ces souvenirs d'enfance suggérant l'abandon, la solitude ont-ils d'autre destinataire que celui qui les émet ? Seul répond un silence implacable. Parler sans interlocuteur trahit une grande souffrance intime. La tristesse sourd de partout dans ce maelström de violence.
Dans le passage de l'Évangile de Marc (V, 1-9) cité en exergue du roman, on lit que Jésus, ayant chassé d'un possédé le Souffle impur, lui demande son nom : « Mon nom est Légion, car nous sommes beaucoup ». Expulsée, la légion démoniaque s'en donne à cœur joie, ce que traduit à sa manière le roman. Ponctuation presque absente, rares descriptions, récits sans logique, tout n'est que suites d'énoncés sans énonciateur : des silhouettes de femmes, de malades, d'infirmières, de vauriens, de vieillards impotents, de gitans, celles encore d'une vieille prostituée, d'un notaire masochiste, d'un lépreux, de trafiquants à la petite semaine, de militaires, mais aussi d'animaux répugnants, de touffes de végétaux peu vivaces... le Mal se déploie tout au long de cette danse macabre. Cette polyphonie du malheur a des résonances universelles. Impassible, le narrateur rapporte avec l'indifférence d'un greffier de justice les brisures de ces vies délabrées où s'enchevêtrent meurtres, désespoir, racisme et ravages des colonisations. Les existences, qui s'ébauchent dans cet abîme de la détresse, semblent l'ombre portée de la mort.
La substance de ce roman insolite, écrit avec autant de violence que de compassion, n'est-elle pas ce puzzle insoluble dont toute recomposition serait la négation de l'énigme qu'il met en scène, la fatalité du malheur : « Je suis née ici, j'ai toujours vécu ici, mes parents et mon fils sont[...]
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Écrit par
- Bernard SESÉ : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
Classification
Média