MONDE
L'horizon de la question du fondement
Déjà, comme on l'a vu, l'analyse de la notion de monde dans le contexte d'une réflexion sur l'expérience préréfléchie conduit à une problématique de fondement. Mais l'étude de la nature, telle que la pratique la science, semble devoir soulever également, de son côté, un problème de fondement. La physique a donc créé des concepts qui ont un pouvoir totalisant à l'égard des phénomènes de la nature. Ces concepts eux-mêmes s'inscrivent à l'intérieur de certaines présuppositions, ils mettent en jeu une idée de la nature qu'il appartient à une réflexion ontologique de tenter d'élucider. La question qui se pose ici pourrait être formulée de la façon suivante : comment faut-il penser l'être des étants naturels pour comprendre qu'ils puissent se prêter à une interprétation géométrisante ? Certes, l'idée d'une représentation intégrale en termes de champ n'est encore, pour l'instant, qu'un programme, mais en elle se révèle déjà une vision globale de la nature. Selon cette vision, la nature n'est pas un système de choses liées entre elles par des interactions diverses, mais un système de potentialités qui précontient en quelque sorte toutes les manifestations phénoménales (particules diverses, charges électriques, mouvements, interactions entre matière et rayonnement, etc.).
On ne peut perdre de vue cependant qu'une théorie du champ, même très généralisée, ne concerne que les processus les plus généraux de la nature. Il faut encore tenir compte de ce qu'on pourrait appeler son aspect architectural : la nature se présente à nous sous la forme d'une multiplicité de formes qu'on peut classer par ordre croissant de complexité depuis les édifices atomiques jusqu'aux formes vivantes les plus évoluées. Chaque niveau de complexité présuppose nécessairement les précédents : à toute forme correspond une structure caractéristique, et une structure ne peut être réalisée que sur un support d'une complexité appropriée. Ainsi la cellule vivante représente une configuration qui est portée par certaines macromolécules dont les interactions mutuelles rendent compte des propriétés caractéristiques de la cellule. Une théorie complète de la nature devrait expliquer comment les formes s'élaborent les unes à partir des autres. On peut se demander si une théorie de ce genre, le jour où elle sera construite, pourra prendre la forme d'une théorie du champ. En tout cas, le programme actuel d'une théorie généralisée du champ se propose de rendre compte de l'aspect granulaire de la matière. Or c'est là un trait fondamental de la nature, qui est à la base de toutes les architectures qu'elle a élaborées. La notion de champ, telle qu'on peut la penser aujourd'hui, représente donc à tout le moins le substrat universel sur le fondement duquel peuvent se construire les formes.
Du point de vue d'une réflexion fondationnelle, ce substrat représente l'appartenance des étants naturels, considérés dans toute la variété de leurs formes et dans toutes leurs interrelations, à un milieu commun d'émergence qui prescrit à l'avance les possibilités selon lesquelles ils s'actualisent et interagissent les uns avec les autres. Ce qu'il faut comprendre, c'est précisément comment les étants naturels sont constitués par cette appartenance. Pour cela, il faut invoquer, semble-t-il, une instance qui ne soit pas elle-même un étant mais le principe qui lie tous les étants dans une communauté d'origine et de destination. En tant qu'ils sont ainsi liés, les étants naturels forment une totalité, que l'on peut désigner par le terme de monde, pris ici selon le sens ancien de kosmos. Le monde ainsi entendu n'est pas le système[...]
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Écrit par
- Jean LADRIÈRE : professeur émérite à l'université catholique de Louvain (Belgique)
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