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MONOLOGUE, notion de

La voix éclatée

Dans le roman, le monologue se révèle moins problématique, puisque la transcription des pensées solitaires du personnage s'intègre dans le dispositif global de la narration. Si le narrateur peut recourir à la transposition au style direct (ce qui est encore fréquemment le cas chez Stendhal), le roman du xixe siècle privilégie le recours au style indirect libre (Gustave Flaubert, Émile Zola), mêlant ainsi en une voix hybride la situation privilégiée du narrateur et la plongée dans le mouvement émotif et sensitif qui gouverne la pensée du personnage. Mais c'est le procédé dit du monologue intérieur (ou « flux de conscience », stream of consciousness dans sa version anglaise, « monologue autonome », selon Dorrit Cohn, ou « discours immédiat », selon Gérard Genette) qui représente une des plus grandes révolutions de la modernité littéraire. Initié puis théorisé par Édouard Dujardin (Les Lauriers sont coupés, 1887 ; Le Monologue intérieur, 1931), il trouve ses incarnations les plus marquantes chez des auteurs comme James Joyce (monologue de Molly Bloom dans Ulysse, 1922), Virginia Woolf ou William Faulkner (Le Bruit et la fureur, 1929 ; Tandis que j'agonise, 1930, construit en chapitres faisant se succéder, tour à tour, les monologues intérieurs de plusieurs personnages autour d'un même événement). Immense sera, tout au long du xxe siècle, la fortune de cette forme du discours romanesque, venant contester la narration omnisciente traditionnelle en lui imposant le point de vue d'une voix subjective – dans les romans de Samuel Beckett, Robert Pinget ou Nathalie Sarraute, par exemple, qui travailleront également le monologue dans leurs œuvres théâtrales.

Car le théâtre aussi est contaminé par cette forme, et plus largement par des modèles narratifs qui ont leur part dans une expansion du monologue inscrite, avec la crise du drame, au sein d'un processus plus large de déconstruction du dialogue dramatique. Le théâtre épique brechtien et post-brechtien utilise ainsi fréquemment des interruptions narratives monologuées pour rompre l'enfermement potentiellement dramatique de la fiction. Plus largement, il se trouve que la dramaturgie contemporaine non seulement fait la part belle au monologue, mais se révèle plus encore marquée par l'omniprésence du monologique – si l'on veut bien entendre par ce terme les formes multiples que peut revêtir la prédominance d'une seule voix sur le cadre dialogique du drame : voix du personnage (le théâtre du xxe siècle s'efforçant de porter à la scène le flux d'une parole échappant aux seules contraintes du conflit dialogué) mais aussi, par-dessus lui, voix affichée de l'auteur. Une œuvre comme celle de Valère Novarina est, par exemple, extrêmement révélatrice de cette double tendance.

Le monologue s'avère en fin de compte le lieu où le dramaturge met à nu la relation théâtrale qu'il construit, autour du personnage fictif, avec son spectateur, et où il peut jouer du désir d'intime que le théâtre – tout comme la littérature en général – se plaît à exacerber. Dans certaines tentatives contemporaines (Sarah Kane, Heiner Müller), on y entend également une voix paradoxale, en ce qu'elle peut sembler jouer comme un masque complexe de la voix de l'auteur lui-même – rejoignant ainsi un principe d'ambiguïté des voix qui traverse également le roman contemporain à la première personne (Louis-René des Forêts, Le Bavard, 1946). Le monologue devient alors, pour le lecteur comme pour le spectateur, le parfait symptôme de la mise en crise des notions d'unité et d'identité que l'écriture ne cesse de remettre en jeu.

— Christophe TRIAU

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Écrit par

  • : professeur en études théâtrales à l'université Paris-Nanterre, unité de recherche HAR - Histoire des arts et des représentations

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