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MONSTRES, esthétique

Le classicisme déguise le monstre

Pour comprendre comment le monstre peut subsister masqué, une étude du xviie et du xviiie siècle français est éclairante.

Classicisme et monstres s'opposent. Michel Foucault (Histoire de la folie) a montré comment l'âge classique exclut les malades mentaux de la société, sépare radicalement folie et raison, enferme les fous. Un mouvement parallèle ostracise les monstres, les chasse de l'art, les prive du droit de cité dans l'univers esthétique. L'exclusion a lieu d'abord dans l'art religieux. Après le concile de Trente, l'Église refuse en même temps les représentations « ridicules ou superstitieuses », certaines nudités et les monstres. Molanus (De picturis et imaginibus sacris, 1570) se scandalise des tableaux où la Trinité est peinte dans le ventre de la Vierge, ou bien représentée par un personnage à trois faces. À ces prohibitions religieuses s'en juxtaposent d'autres, plus proprement esthétiques. Soucieux de vraisemblance, le classicisme lit le monstre comme l'impossible, l'insituable. Épris d'ordre, il le considère comme un chaos constitué par le démembrement des êtres organisés par Dieu. Le monstre conteste le goût de l'harmonie et le respect de la nature ; instaurant l'angoisse et la terreur, il ne fait pas « plaisir », au sens que les classiques donnent à ce mot. Toutes les normes classiques amènent donc les théoriciens à reprendre et citer la condamnation d'Horace (Art poétique) : « Pourrait-on s'empêcher de rire d'un peintre qui représenterait la tête d'un homme sur le cou d'un cheval ou qui, joignant ensemble les membres de différentes espèces d'animaux, les couvrirait de divers plumages et les terminerait tous en sorte que le haut de la figure représenterait une belle femme et le bas un monstre marin ? »

Mais au moment même où ils sont condamnés, les monstres sont produits. Ils doivent alors répondre à un certain nombre de conditions.

D'abord, il faut que la fréquence de leur production dans l'art du passé les aient rendus familiers ; ils ne doivent plus surprendre. Dans les jardins de Versailles, tritons, centaures, faunes rencontrent cerfs et dauphins : « Ils sont nés depuis plusieurs années ; depuis longtemps ils ont fait fortune : ils ont acquis, pour ainsi dire, droit de bourgeoisie parmi le genre humain » (Dandré-Bardon, 1777). L'habitude atténue l'angoisse, limite la violence.

Angoisse et violence sont également atténuées par l'artifice ; le texte de Boileau est connu :

Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux. D'un pinceau délicat l'artifice agréable Du plus affreux objet fait un objet aimable.

La rhétorique racinienne apprivoise, « récupère » dans Phèdre le monstre meurtrier. Nicolas Poussin masque de fleurs et de corps féminins le satyre qui lutte avec des femmes (Bacchanale devant un terme de Pan).

Le monstre peut aussi être domestiqué au profit de l'allégorie : « Le centaure, la sirène, les harpies, etc. : toutes inventions qui n'ont de mérite qu'autant qu'elles servent d'emblèmes à des vérités (Gravelot et Cochin le Jeune, Iconologie par figures).

Dans d'autres cas, le monstre est en même temps montré et critiqué. Charles Sorel (Histoire comique de Francion) décrit des phénomènes monstrueux, puis parle des « rêveries les plus extravagantes qui aient jamais été entendues ». Le monstre est rejeté du côté de l'extravagance, du délire vain.

Ces précautions que le classicisme prend face aux monstres dans l'art montrent leur caractère redoutable. Ils mettent en cause la raison traditionnelle et ses certitudes. Persécutés, ils ne peuvent cependant être détruits.

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain

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Tapis aux sorcières - crédits : Index/  Bridgeman Images

Tapis aux sorcières

Gizeh - crédits :  Bridgeman Images

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