MONSTRES, esthétique
Le jeu du monstrueux
La production du monstre constitue d'abord un jeu savant, de type combinatoire, guidé par une volonté de perpétuel renouvellement. Au xixe siècle, Grandville, un des plus grands dessinateurs fantastiques, décrit ainsi son travail de fabricateur de monstres : « J'ai imaginé quoi ? Des monstruosités gracieuses pour l'homme auquel il faut à tout prix du nouveau ; mais je n'invente pas, je ne fais qu'associer des éléments disparates et enter les unes sur les autres des formes antipathiques ou hétérogènes. » Léonard de Vinci donne une véritable recette de fabrication de monstres : « Si tu veux donner apparence naturelle à une bête imaginaire, supposons un dragon, prends la tête du mâtin ou du braque, les yeux du chat, les oreilles du hérisson, le museau du lièvre, le sourcil du lion, les tempes d'un vieux coq et le cou de la tortue. » Descartes (Méditations, I) utilise l'exemple des monstres pour définir l'imagination comme pratique combinatoire, d'ailleurs dévalorisée : « Car, de vrai, les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des formes bizarres et extraordinaires, ne leur peuvent toutefois attribuer des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux. » En ce qui concerne le comment du monstre, la position cartésienne semble indiscutable ; elle permet d'ailleurs l'élaboration d'une classification rigoureuse des monstres.
Ce jeu avec les éléments qui constituent le monstre est en même temps un jeu qui met en relation cadre et forme. Pour l'art roman, Baltrušaitis (La Stylistique ornementale dans la sculpture romane) l'a montré : l'attraction du cadre, le souci du plein, la recherche d'un système de contact et de rapports, la reprise de thèmes ornementaux (la palmette, par exemple) agissent sur l'anatomie des êtres. Il s'agit d'occuper un espace précis : en conséquence, certains organes sont atrophiés, surdéveloppés ou déformés ; de nouvelles greffes permettent de remplir plus exactement les surfaces constituées par les tailloirs, les médaillons, les chapiteaux, les moulures. Très souvent, ces monstres s'achèvent en forme de serpent (dragons, hommes serpentiformes, etc.) ; V. H. Debidour (Le Bestiaire sculpté en France) explique l'intérêt ornemental de ces éléments : « L'amour des formes reptiliennes ne vient pas nécessairement d'une hantise de symbolisme du mal : mais cette forme animale est littéralement capable de tout épouser, toute verticale, toute horizontale, toute oblique et tous les passages de l'une à l'autre de ces lignes » ; elle offre une solution à des problèmes d'occupation d'espace.
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Gilbert LASCAULT : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
Classification
Médias
Autres références
-
ART BRUT JAPONAIS II (exposition)
- Écrit par Nelly FEUERHAHN
- 1 088 mots
- 1 média
Les œuvres en argile émaillée sont nombreuses et habitées par les monstres du folklore japonais, ces yōkai capables d’actions et de transformations effrayantes, ou les représentations grimaçantes des gardiens géants des monastères bouddhiques : ainsi les créatures étonnantes que sont les démons de... -
BESTIAIRES
- Écrit par Françoise ARMENGAUD et Daniel POIRION
- 10 728 mots
- 11 médias
-
BOSCH JÉRÔME (1450-1460 env.-1516)
- Écrit par Claude-Henri ROCQUET
- 8 757 mots
- 4 médias
... et de l'immense bestiaire roman et gothique. Elle vient de plus loin encore : ses chimères humaines sont des grylles, c'est-à-dire de ces monstres comme en peignait au iiie siècle le Gréco-Égyptien Antiphile, et dont Pline se divertissait. (Grillo était, dit-on, le surnom d'un personnage... -
BROWNING TOD (1882-1962)
- Écrit par Raphaël BASSAN
- 1 042 mots
- 2 médias
Le premier et le plus célèbre des cinéastes fantastiques américains était un homme qui se méfiait du surnaturel, le déjouant souvent ou s'en moquant dans ses films, pour insister sur la vraie nature de l'étrange : celle qui habite l'âme humaine. Il était plus proche d'un auteur réaliste tel que ...
- Afficher les 13 références