MONSTRES, esthétique
Préoccupations allégoriques
Le jeu combinatoire et ornemental du monstrueux répond également à un souci symbolique. Comme l'explicite Martin Heidegger dans Holzwege (Chemins qui ne mènent nulle part), ce souci caractérise sans doute toute forme esthétique : « L'œuvre est bien une chose, chose amenée à sa finition, mais elle dit encore quelque chose d'autre que la chose qui n'est que chose : ά' ;λλο α'γορέυει. L'œuvre communique publiquement autre chose ; elle nous révèle autre chose ; elle est allégorie. Autre chose encore est réuni, dans l'œuvre d'art, à la chose faite. Réunir, c'est, en grec, συμβ́αλλειν. L'œuvre est symbole. »
Plus que d'autres formes, les monstres s'offrent aux recherches herméneutiques. Contrairement aux paysages, aux portraits, aux nus, aux cruches et aux guitares, ils ne peuvent pas être justifiés par la volonté de reproduire un réel préexistant à l'œuvre. Ils apparaissent, de manière privilégiée, comme signes d'autres choses et semblent devoir se soumettre à la juridiction du langage. Non pas par hasard, Hegel (Esthétique), étudiant les œuvres d'art égyptiennes qui sont « l'énigme objective », considère un monstre, le sphinx, comme le symbole même du symbolisme. La sphinge interroge Œdipe : la forme monstrueuse exige que celui qui la regarde l'interprète ; elle dit et ne dit pas ; elle provoque le spectateur à retrouver en elle des parts de lui-même ou à délirer.
Chaque monstre a provoqué des interprétations multiples, sages ou extraordinaires. Certaines d'entre elles s'appuient sur des explications données par le producteur de l'œuvre. D'autres, au contraire, se fondent sur son silence : les monstres de Bosch ont pu être lus comme symboles alchimiques, rosicruciens, ou liés à la doctrine des frères et sœurs du Libre-Esprit (cf. W. Fraenger, Le Royaume millénaire de Jérôme Bosch).
Ainsi des discours multiples se dissimulent, selon les interprètes, derrière chaque figure monstrueuse. On peut donner quelques exemples de ces discours.
Dans le domaine politique, les caricaturistes donnent souvent aux hommes d'État ou aux représentants d'une classe hostile un corps animal. En 1589, le Véritable Portrait de Henri III le Monstrueux le montre avec la tête d'un lion furieux, des « mamelles de femme », des griffes, des ailes, la queue d'un dragon ; « le bas se termine en un poisson affreux pour mieux faire connaître combien il s'est abruti et fait mépriser par tant d'infamies ».
Dans le domaine éthique, les formes monstrueuses peuvent être, plus souvent qu'on ne le penserait, positivement valorisées : la chasteté prend la figure de la licorne ; la prudence est bicéphale ou tricéphale, un dragon peut la représenter. Mais, en général, le monstre signifie un vice. La luxure, en particulier, a été souvent figurée par le sphinx, la chimère, le centaure, le satyre, le basilic, la sirène.
Dans le domaine religieux, les dragons sont fréquemment vaincus par les saints. Il y a, dans l'art byzantin, un saint Christophe cynocéphale. Le centaure est parfois l'emblème du Christ. On connaît les formes monstrueuses, inspirées d'Ézéchiel, que peuvent prendre les quatre évangélistes : par exemple, hommes ailés à tête de lion, de bœuf ou d'aigle ; être dont la tête humaine est surmontée de trois têtes animales disposées en éventail ; ou bien quadrupède dont les membres disparates sont constitués par un pied d'homme, un sabot double, une serre d'aile, une patte griffue, et dont le cou unique se prolonge en quatre têtes. Sur des gravures des xve et xvie siècles, l'Annonciation prend la forme d'une battue où le Fils de Dieu, symbolisé par une licorne, se jette, pressé par des chiens, dans le[...]
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Écrit par
- Gilbert LASCAULT : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
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