MONSTRES, esthétique
Angoisse, désirs et monstres
Mais les liens qui unissent le monstre de l'art aux affects sont plus importants que ceux qui le relient aux savoirs. Plus qu'à notre volonté de savoir, c'est à nos désirs, à notre angoisse que le monstre a affaire.
Bien des monstres naissent de l'angoisse et la suscitent. Henri Michaux (Plume) écrit : « Avec simplicité, les animaux fantastiques sortent des angoisses et des obsessions [...]. La fièvre fit plus d'animaux que les ovaires n'en firent jamais. » Le monstre réveille en l'homme des peurs très primitives. Cette manière de replonger dans notre archaïsme, de retourner (sans trop le savoir) en notre prime enfance, est sans doute, comme le souligne le philosophe Paul Ricœur (Finitude et culpabilité), « le moyen détourné par lequel nous nous immergeons dans l'archaïsme de l'humanité ». Dans l'un de ses romans d'horreur, Howard Phillips Lovecraft indique que l'apparition des monstres évoque, chez les témoins, des images « amenées de ces cellules secrètes où sont gravées nos sensations ancestrales les plus terrifiantes » (La Couleur tombée du ciel).
Le monstre hybride suppose, préalablement à son élaboration, un démembrement des corps d'où sont issus les éléments qui le constituent. Les anatomies sont mises en pièces, morcelées, avant que ne soient tentées des greffes sauvages. Jacques Lacan (Écrits) précise : « Ce corps morcelé se montre régulièrement dans les rêves, quand la motion de l'analyse touche à un certain niveau de désintégration agressive de l'individu. Il apparaît alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes figurés en exoscopie, qui s'ailent et s'arment pour les persécutions intestines, qu'à jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch [...]. Mais cette forme se révèle tangible sur le plan organique lui-même, dans les lignes de fragilisation qui définissent l'anatomie fantasmatique, manifeste dans les symptômes, de schize ou de spasme, de l'hystérie. »
Freud a montré le rôle, dans les rêves, de la condensation et du déplacement. Ces mécanismes permettent aux formes de bouger et, dans une certaine mesure, de s'inventer ; ils jouent un rôle essentiel dans la constitution de formes monstrueuses qui deviennent pièges où se prend le désir. Le peintre Hans Bellmer, créateur de la troublante Poupée, décrit ainsi son travail : « Le corps est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent, à travers une série d'anagrammes sans fin, ses contenus véritables [...]. L'image de la dent se déplace sur la main, l'image du sexe sur l'aisselle, celle de la jambe sur le bras, celle du nez sur le talon [...]. Excitation virtuelle et excitation réelle se confondent en se superposant. » Souvent le monstre attire, fascine et dégoûte à la fois ; en partie, sa fascination naît d'un attrait pour l'angoisse et l'abjection ; c'est là une des explications de la présence obsédante des monstres dans les Tentations de saint Antoine.
L'angoisse que suscite le monstre est également liée à ce que la psychanalyste Melanie Klein appelle l'oralité sadique. Bien des monstres sont dévorants. On citera, parmi d'autres, la « tarasque » de Noves ; les énormes gueules de l'enfer ; les diables aux dents cruelles ; le Cerbère de Dante aux trois gosiers voraces qui « griffe, écorche, écartèle » ; les ogres ; le géant Chronos de Goya ; l'orange, imaginée par Eugène Sue, qui mord la main, broie les os de l'opiomane ; les représentations inspirées par le fantasme du vagin denté.
Il faut noter enfin que le monstre, dans l'art, s'il imite rarement les monstres biologiques, est mis par les spectateurs en relation de continuité avec eux. Nos réactions devant[...]
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Écrit par
- Gilbert LASCAULT : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain
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