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MONTAIGNE MICHEL EYQUEM DE (1533-1592)

Le livre en devenir

Les additions ultérieures changent l'aspect du livre. Une force obscure fait saigner à nouveau les blessures non cicatrisées. Au-delà de l'intention de « représenter le progrès de [ses] humeurs », de la tension vers une adhérence maximale du « je » à la page, au-delà aussi de cette pratique d'écriture réflexive qui fonde la structure même de l'essai, quelque chose pousse Montaigne à revenir sans cesse sur son texte, à intervenir à certains endroits plutôt qu'à d'autres. Les nouveaux exemples que l'écrivain ajoute et qui n'apportent parfois aucun élément nouveau signifient qu'en se relisant il se trouve aux prises avec un problème non réglé : s'il revient ainsi sur le point névralgique de sa première rédaction, ce n'est pas pour enrichir un répertoire d'anecdotes, mais pour continuer, à travers ces anecdotes, à répertorier – inconsciemment – ses fantasmes. En outre, les informations d'ordre confidentiel introduites au fur et à mesure, les fragments de description de soi, au physique et au moral, et de ses modes de vie semblent souvent autant d'aveux qui explicitent la première personne implicite dans la version précédente, en indiquant que le sujet est effectivement engagé dans ce qu'il avait d'abord relaté sur le mode du récit impersonnel. Ces insertions tendent parfois à nier la sujétion du « je » à une « passion » aliénante (dont les effets dévastateurs avaient été décrits à l'aide des exemples), ou à souligner l'effort accompli pour la dominer en la soumettant au contrôle de la raison, ou encore à se reconnaître victime des mêmes contraintes que les personnages dont il avait été question dans la première version.

Mouvement de frayeur qui se masque en geste de bravoure, réaction crispée pour se rassurer dans sa normalité, aveu de faiblesse, l'ajout explicite en tout cas ce que taisait la première rédaction. En somme, lorsqu'il revient sur le déjà-écrit, Montaigne laisse parfois s'y glisser ce qu'il avait tenté d'abord de repousser : dans le dialogue du texte, de l'exemplum à la confidence, l'énigme du sujet se donne à lire désormais. De cette façon, les histoires racontées se chargent de la densité trouble de l'expérience personnelle de l'écrivain. En même temps, le « je »qui reconnaît sa défaillance désamorce la charge de trouble et de détresse qui se condensait dans le non-dit de la première version. Les réflexions d'ordre philosophique qui se développent dans le texte peuvent aussi avoir pour rôle, dans certains cas, de diluer l'angoisse, de noyer les « monstres » du sujet dans la mer de la condition humaine.

Quant au troisième livre, entièrement nouveau, avec ses treize « grands » chapitres, tout se passe comme si les nœuds s'y défaisaient. L'écrivain a en quelque sorte domestiqué ses monstres, il a appris à vivre avec, il s'est sauvé – il continue à se sauver – par l'écriture. Les Essais sont devenus un livre différent, celui que tout le monde lit : plus coulant, plus discursif et inventif, splendide, où Montaigne s'affirme comme un arpenteur lucide du chemin qui conduit au plus profond de soi, où il semble poursuivre dans ses phrases labyrinthiques les sinuosités de la nature humaine. Mais où il efface peut-être – et naturellement sans s'en rendre compte – ce qui lui tient trop à cœur. Ce livre inattendu, si étrange et si dérangeant, qui s'emploie à secouer les entraves des préjugés et à dérégler patiemment les oppositions fondatrices de nos cadres de pensée est également le discours d'un « je »qui essaie de dominer les forces obscures : moins pour imposer un individu sans faille que pour assurer l'emprise de la raison sur les ténèbres. De ce point de vue, le «[...]

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Michel de Montaigne - crédits : Print Collector/ Getty Images

Michel de Montaigne

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