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MONTAIGNE MICHEL EYQUEM DE (1533-1592)

Politique et religion

Cette attitude reçoit sa définition essentiellement dans le grand chapitre de l'Apologie de Raymond Sebond, défense prétendue du théologien catalan dont Montaigne avait traduit l'ouvrage (une tentative de démonstration rationnelle des vérités de la foi), et qui finit en réalité par mettre en pièces son anthropocentrisme. Cependant, il faut souligner que cette position avait été adoptée par Montaigne dès le début, et gouverne nécessairement ses réponses aux grandes questions de l'époque, dans les domaines politique et religieux. Conservateur pour les uns, révolutionnaire pour les autres, Montaigne est amené par le relativisme pyrrhonien à souligner l'arbitraire et la contingence des lois et des coutumes, dont il établit ironiquement des listes hétéroclites, pour conclure que seul compte le consensus de la communauté dans laquelle elles sont reçues : à chacun d'observer celles du lieu où il se trouve.

Sous ce « conservatisme » apparent pourrait couver en réalité un désir primordial de subversion au nom de la justice : on voit parfois percer dans les Essais (notamment à la fin du chapitre « Des cannibales », où sont rapportées les réactions des « sauvages » confrontés à notre civilisation, à la suite des grandes découvertes de la Renaissance) le fantasme de la prise de pouvoir par les pauvres. Toutefois, l'histoire – celle du passé et celle de son temps – enseigne à Montaigne que la révolte n'est pas un remède à l'inégalité des ressources et que les lois, même irrationnelles ou aberrantes, ont de toute façon une fonction régulatrice et stabilisante, sans laquelle les sociétés sombrent dans la violence.

De même, la critique des raisons de croire ne peut aller jusqu'à l'invalidation de la foi. Certains ont fait de Montaigne un catholique fervent, d'autres l'ont peint en sceptique ou en incroyant. Il serait évidemment sans exemple qu'un homme du questionnement perpétuel et fondamental n'ait pas essayé de comprendre, non pas Dieu (l'incompréhensible même), mais le besoin de Dieu. D'autant plus que son aventure intellectuelle s'inscrit dans cette période charnière de l'âge moderne où la religion et les fanatismes religieux envahissent tous les secteurs de la vie publique. Devant ce phénomène majeur de l'Occident que fut le déchirement du christianisme latin, dans cette période troublée où les certitudes vacillent, Montaigne évalue la complexité des problèmes et refuse d'être la victime du jeu ambigu des partis ; il circonscrit l'espace où sa pensée peut se permettre certaines audaces, et décide de n'interroger que le visible. Le fidéisme de l'Apologie soustrait les dogmes aux investigations critiques : révélation et transcendance sont hors de la portée des facultés humaines. Impuissants à pénétrer ces mystères, nous ne pouvons pas non plus nous arroger le droit de légiférer en la matière, en nous substituant à l'autorité ecclésiastique ; il est bon que chacun suive la religion dans laquelle il est né. « Nous sommes Chrétiens à même titre que nous sommes ou Périgourdins ou Allemands » : ce constat, qu'on lui a souvent reproché comme une déclaration d'indifférence, signifie que Montaigne ne prend en compte que la réalité sociale de la religion chrétienne. Les Essais se situent exclusivement sur le plan de la vie terrestre.

En retour, aucun aspect de la vie terrestre n'échappe à cette réflexion qui ne veut connaître que l'immanence : elle détruit les contreforts plus ou moins solides des discours dominants, bouscule l'ordre rassurant des valeurs établies et nous oblige à nous considérer, pantins ridicules dérisoirement accrochés à leurs certitudes. Il s'agit pour Montaigne de présenter au lecteur – constamment interpellé par des tours interrogatifs, des apostrophes,[...]

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Michel de Montaigne

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