MONTAIGNE MICHEL EYQUEM DE (1533-1592)
Le sujet en questions
Façonné ainsi par son activité de magistrat, l'homme qui, en 1571, démissionne de sa charge pour se faire écrivain ne peut que s'écrire de manière problématique, en d’autres termes se poser en sujet écrivant, anticipant les recherches modernes sur l'écriture. Les Essais disentle malaise d'un moi placé entre l'exigence de se fixer dans le livre et l'impossibilité, sanctionnée en refus, de se constituer en être stable. Ce que Montaigne se propose en effet n'est pas de représenter l'« être », mais de décrire « le passage [...] de jour en jour, de minute en minute », persuadé comme il est que « nous sommes tous des lopins, et d'une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu ». Le texte se bâtit tout en faisant voler en éclats l'illusion d'un moi entièrement saisissable : la subjectivité n'est que l'unité imaginaire du multiple, l'individu une diversité incompréhensible de sujets instantanés, une mosaïque de « je » qui varient selon les contingences et les occasions du discours : « Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux. » Ce sont là les fragments épars dans les Essais d'une sorte de « théorie du sujet » (la lettre et la méthode en moins). Chacun est soi-même à chaque instant, donc il est plusieurs fois soi-même.
En dernière analyse, c'est le manque de confiance dans une identité personnelle fixe qui justifie et rend possible l'« anomalie » de l'écriture de Montaigne : une écriture de la subjectivité qui tend moins à coaguler le moi qu’à le dissocier, à le disperser, et qui par conséquent ne correspond à aucune des formes reconnues, qui toutes supposent, d'une manière ou d'une autre, la confiance dans l'unité identitaire de l'être. Autobiographie ? Certes non : il n'y a pas d'enchaînement linéaire ou chronologique des actions, plus exactement il n'y a même pas d'actions : « Je peins principalement mes cogitations, sujet informe, qui ne peut tomber en production ouvragère. » Un journal intime alors ? L'écriture au présent, qui est le propre du journal, semble se rapprocher davantage de l'intention manifestée par Montaigne de rendre compte de soi « de jour en jour, de minute en minute » ; néanmoins, cette composante décisive qu'est la fidélité au calendrier, laquelle implique la contingence du quotidien, demeure exclue du texte. Un autoportrait ? L'étiquette ne semble pas convenir à l'œuvre d'un écrivain qui a obstinément répété son incapacité à se définir lui-même, si ce n'est par la conscience d'une incontournable fragmentation.
La démarche de Montaigne semblerait plutôt se rapprocher de l’antiprojet formulé par Michel Foucault dans L’Archéologie du savoir(1969) : « Ne me demandez pas qui je suis et ne me dites pas de rester le même. » Lorsque Montaigne déclare : « Ce ne sont mes gestes que j'écris, c'est moi, c'est mon essence », ce « moi », qui ici vaut par opposition à « mes gestes », a un statut tout à fait provisoire : « Je ne vise ici qu'à découvrir moi-même, qui serai par aventure autre demain, si nouveau apprentissage me change. » D'où, aussi, la structure malléable et instable de l'œuvre : l’écrivain doit reprendre continuellement son livre pour enregistrer ses changements, sans cependant rien modifier, sinon sur le plan formel, aux couches précédentes du texte, sans rien désavouer de ce qui s'était écrit auparavant, témoignage irremplaçable d'autres moments de sa vie auxquels se confronter, et qui sont autant de miroirs de sa propre diversité. Si les « allongeails » s'accumulent, c'est pour obéir à ce mouvement réflexif qui amène le sujet à se mesurer à son être d'hier, tout en essayant de combler le retard pris par le livre sur l'être vivant, de cerner une fois[...]
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Écrit par
- Fausta GARAVINI : professeur à l'université de Florence
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