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MOON PALACE, Paul Auster Fiche de lecture

Dans L'Invention de la solitude (1982), Paul Auster (né en l947) avait exhumé l'histoire de son père absent. Avec Moon palace (1989), il écrit sa propre autobiographie sous la forme d'une sorte d'« auto-graphie » nationale qui pourrait porter comme sous-titre « L'invention de l'Amérique ».

Une quête des origines

1969, c'est l'été où l'homme a marché sur la Lune. Pour M. S. Fogg c'est également la dernière saison qu'il passera sur terre. Lui aussi s'envole vers un ailleurs. Le compte à rebours de ses « derniers jours » a commencé. Il est orphelin, sans mémoire, seul au monde. L'homme qui le rattachait encore à un passé, son oncle Victor, vient de disparaître. Victor le musicien itinérant qui inventait pour lui des mondes fabuleux, collectionnait autographes et statistiques de base-ball et jouait de la clarinette sur les routes de l'Ouest. C'était son Amérique à lui. À sa mort il a laissé en legs au jeune Fogg ses caisses de livres. Cloîtré dans la solitude monacale d'une petite chambre de Manhattan, Fogg, à la lueur de bougies de « mémorial » juif, relit l'un après l'autre chaque ouvrage de cette bibliothèque avant de le revendre pour survivre. Le 16 juillet 1969, ce travail de deuil est achevé : il s'est dépouillé de son seul héritage.

Commence alors pour lui une longue ascèse. Il s'enferme dans la tour solipsiste de son moi. Comme le héros anonyme de La Faim de Knut Hamsun, ouvrage auquel Paul Auster a consacré un essai, Fogg se laisse dépérir jusqu'à atteindre la lisière de l'extinction totale. Dans Central Park, microcosme du continent américain, il tombe dans les bas-fonds de la déréliction. Là, comme le grand poète américain Whitman, il flâne parmi les « feuilles d'herbe ». Comme le philosophe Emerson, il se délivre du carcan de la conscience de soi pour s'ouvrir à l'illumination zen. Comme Thoreau, il se défait de tout le superflu pour atteindre le degré zéro de l'identité. Son moi, comme celui d'Arthur Gordon Pym, se desquame peu à peu. Comme Bartleby, il se replie hors du monde. Dans un état d'hallucination, il mime sa propre mort jusqu'à ne plus habiter son corps : il voit se détacher de lui sa dépouille mortelle. Comme un clochard de Beckett enfin, il vit d'une vie déjà posthume.

Quand on a fait table rase du monde, il ne reste plus qu'un œil solitaire qui enregistre des signes énigmatiques : bribes de mémoire survivant au monde évanoui, ou prophéties cryptiques d'un autre monde à venir. Parmi ces signes à déchiffrer, il y a le 00 que M. S. Fogg entr'aperçoit par une fente entre deux murs. C'est un fragment de l'enseigne du restaurant chinois, en bas, dans la rue : le Moon Palace. Mais c'est aussi le dernier des hiéroglyphes. Du « A » (initiale d'Amérique) qu'on voyait apparaître sur le ciel nocturne de Boston en 1649 dans La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, on est donc passé, via les deux yeux (00) du dieu caché qui surveillent, dans Gatsby le Magnifique, la terre vaine de poussière et de cendres, au double zéro de Zoo, le film de Peter Greenaway. Tout ici fait signe et n'est plus que signe, y compris le nom du héros : Marco Stanley Fogg, qui renvoie aussi bien à Marco Polo qu'à Stanley, le héros de Au cœur des ténèbres, le roman de Conrad, et bien sûr à celui du Tour du monde en quatre-vingts jours, de Jules Verne. En déchiffrant le manuscrit de son propre nom, Fogg redécouvre l'Amérique. Après avoir décliné toutes les figures de la solitude, il tombe dans le coma. Pendant trois jours, il est enclos dans la mort comme Jonas dans le ventre de la baleine, puis, in extremis, aborde à un nouveau rivage.

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Écrit par

  • : professeur de littérature américaine à l'université de Paris IV-Sorbonne et à l'École normale supérieure

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