MORALE (sociologie)
Portée et universalité du sens moral
En réaction à ces approches parfois taxées de relativisme, des travaux s’attachant à prendreau sérieux le sens moral des acteurs sociaux se sont fait jour. Inspirés par Max Weber plus que par Durkheim, leurs auteurs adoptent une démarche compréhensive et prennent acte du pluralisme des valeurs dans les sociétés modernes. Certains explorent l’expérience morale de conditions sociales particulières, tels Carol Heimer et Lisa Staffen (For the Sake of the Children, 1998), Michèle Lamont (La Dignité des travailleurs, 2000), Numa Murard (La Morale de la question sociale, 2003) ou François Dubet, (Injustices, 2006). D’autres, comme Luc Boltanski (L’Amour et la Justice comme compétences, 1990), Raymond Boudon (Le Sens des valeurs, 1999), PatrickPharo (Le Sens de la justice, 2001) ou Steven Hitlin (Moral Selves, Evil Selves, 2008) s’efforcent quant à eux de rendre compte des sens du juste et de l’injuste, du bien et du mal, que manifestent les individus ordinaires. Ils se tournent, pour ce faire, vers des objets d’études jusque-là délaissés par la sociologie : dilemmes moraux, conflits éthiques, controverses et disputes publiques.
Invitant à reconsidérer les rapports entre sociologie et philosophie (Paul Ladrière, Pour une sociologie de l’éthique,2001 ; Patrick Pharo, Morale et sociologie, 2004), ce renouveau de la sociologie morale ouvre en outre à un dialogue avec la psychologie et les sciences naturelles, en quête d’un fondement inné du sens moral que l’homme partagerait avec certains animaux (Vanessa Nurock, Sommes-nous naturellement moraux ?, 2011). Si un sentiment moral comme la compassion peut en effet trouver sa source dans un penchant universel à l’empathie, il reste que son expression varie selon les époques et les sociétés : ainsi pouvait-on jadis en Europe se réjouir à la vue d’un supplice infligé à un homme, comme cela est encore le cas dans d’autres régions du monde, alors que ce spectacle est aujourd’hui devenu intolérable aux Européens. Elle est aussi tributaire de cadres politiques, juridiques, idéologiques et médiatiques qui portent à percevoir certains êtres plutôt que d’autres comme des sujets moraux, et bornent notre sens moral (Didier Fassin et Jean-Sébastien Eideliman, Économies morales contemporaines, 2012 ; Gabriel Abend, The Moral background, 2014).
La sensibilité morale qui s’exprime au travers d’engagements humanitaires, étudiée par Luc Boltanski (La Souffrance à distance, 1993) et Didier Fassin (La Raison humanitaire, 2010) apparaît de ce point de vue socialement déterminée. Tandis que, dans une même société, certains compatiront au sort d’étrangers en proie à une guerre ou à une épidémie, d’autres pourront se sentir davantage touchés par la souffrance infligée à des animaux (Christophe Traïni, La Cause animale, 2011). Au travers de l’analyse des « chocs moraux » qui peuvent ainsi être au principe d’engagements individuels en faveur de telle ou telle cause (James Jasper, The Art of Moral Protest, 1997), la sociologie de la morale rejoint alors celle des émotions, et celle des mobilisations collectives.
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Écrit par
- Gérôme TRUC : docteur en sociologie de l'École des hautes études en sciences sociales, chercheur associé au Centre d'études des mouvements sociaux, Institut Marcel Mauss (C.N.R.S.- École des hautes études en sciences sociales)
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