MORALE
Le problème philosophique du fondement de la morale
La morale cosmique
Aucune morale concrète n'apparaît comme particulière aussi longtemps qu'elle est simplement vécue et n'a pas besoin d'être défendue contre d'autres morales qui existent à côté d'elle et mettent, par leur existence même, en doute sa validité. Le problème naît, dans les situations caractérisées plus haut, là où aucun système ne réussit à s'isoler ou à éliminer tous les autres au moyen de la lutte violente contre ceux qu'on appelle les barbares, les infidèles, les sauvages, les dégénérés, etc. C'est dans de telles situations que prennent naissance une observation plus ou moins systématique des phénomènes de cet ordre et une science des morales. Ce sont des situations de crise, dans lesquelles l'individu ne sait plus ce qu'il faut faire, quelle décision prendre, à quel dieu se vouer. Il se peut (et le cas sera statistiquement normal) que l'individu choisisse arbitrairement, parce qu'il ne peut pas éviter tout choix. Mais la réflexion sur la pluralité des morales peut aussi se saisir elle-même, se retourner comme réflexion sur elle-même et demander si le choix est nécessairement arbitraire ou si une justification est possible qui ne serait pas du type de celles qu'offrent les morales de fait, toutes suspectes parce que toutes mises en doute ou non reconnues par d'autres, également humaines. En d'autres termes, on renonce à opter pour tel bien fondamental contre tel autre regardé comme mal ou comme faux bien, on ne se contente pas d'étudier les multiples biens (fondamentaux) sur lesquels les hommes s'orientent pour régler leurs conduites et prendre leurs décisions : on veut savoir ce qui est bien en soi, le bien qu'il faut poursuivre, encore que l'humanité tout entière l'ignore ou le méconnaisse. On ne se satisfait pas des justifications, de fait et historiques, dont aucun système moral n'est dépourvu : le dieu de l'un est diable pour l'autre ou n'est qu'une invention, consciente ou non ; l'appel à la permanence immémoriale est à la disposition de tous, l'intérêt social est invoqué par tout le monde sans que personne soit capable de dire ce qui est le vrai bien d'une société ou de toute société. Il n'en va pas autrement quand on veut déduire la morale d'une force première ou l'y réduire ; à la volonté de puissance, par exemple, s'oppose le sentiment de pitié et d'une sympathie naturelle qui lie tout ce qui porte visage humain ; le fait que tel suive une pulsion plutôt que l'autre ne prouve pas qu'il a bien fait, puisque lui-même reconnaît que des pulsions mauvaises existent, ne serait-ce que celles qu'il refuse pour sa part. Il est vrai que l'homme qui choisit en opposition à la majorité ou aux détenteurs du pouvoir risque gros ; mais un tel risque sera accepté par qui regarde le système régnant comme arbitraire, purement historique, et donc comme violent : on peut l'éliminer, on ne pourra pas le soumettre, lui faire accepter pour lui comme obligation ce qui lui est imposé par la force brutale (c'est-à-dire animale et non humaine).
Le problème a été posé en toute clarté par Platon (peut-être déjà par Socrate) : on ne peut pas dire de quelque chose, action, institution, etc., qu'elle est bonne avant qu'on ne sache ce que le terme de bon désigne. Toute la philosophie morale de l'Antiquité n'est qu'une succession de tentatives pour répondre à cette question. Mais l'Antiquité est restée sous l'influence de Platon non seulement en ce qui concerne le problème, elle l'a été encore quant à la direction dans laquelle on cherchait la réponse : le vrai bien de l'homme, de tout homme, de l'homme en tant que tel, sera découvert quand on aura déterminé[...]
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Écrit par
- Éric WEIL : professeur à l'université de Nice
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