MORALISTES
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Entre littérature et philosophie
Dans son ouvrage pionnier consacré aux Morales du Grand Siècle (1948), Paul Bénichou avait souligné qu'il abordait la littérature en tant que « creuset où notre expérience directe de la vie et de la société s'élabore déjà philosophiquement mais sans rien perdre encore de sa force immédiate ». Il remarquait aussitôt que la littérature française, en général, répondait « plus que toute autre » à cette définition : « Il n'en est pas qui laisse apparaître de façon plus saisissante le lien qui unit les problèmes de la vie et ceux de l'esprit. On ne dit pas autre chose quand on l'appelle littérature de moralistes. » Ce caractère de « littérature à idées » trouverait dans la courte période des moralistes proprement dits – pour nous en tenir à la « vulgate » (J. Lafond) évoquée pour commencer : Pascal, La Rochefoucauld, La Bruyère – une sorte de foyer et se développerait ensuite dans toute une tradition, qu'il faut faire remonter aux Essais de Montaigne, et qui va s'épanouissant au xviiie siècle avec Montesquieu, Voltaire, Diderot ou Rousseau.
Ces moralistes ne sont pas des philosophes, du moins au sens actuel : car à l'époque le terme leur convient, qui désigne plutôt ceux qui cherchent la sagesse, en un sens essentiellement pratique. Ils ne s'efforcent donc pas d'élaborer une pensée systématique (ils s'en défient tout au contraire) et ne revendiquent aucune technicité, aucune compétence particulières. Ils n'écrivent pas pour autant des fictions, mais une prose de description et d'analyse, aiguë, oscillant de la satire à la sentence. Cette « prose d'art » se développe dans de petits genres, qui relèvent d'une éloquence familière, par opposition à la grande éloquence politique ou à l'éloquence de la chaire. Elle se distingue en refusant le traité, le manuel, l'exposition méthodique qu'un Descartes, un Malebranche, accordent alors à l'étude des passions.
Du point de vue stylistique, les moralistes prennent la suite de longs débats dans la république des Lettres : sur les citations dans les plaidoyers ; sur le « style coupé » – sénéquien, préféré au style ample de Cicéron (telle fut au xvie siècle la position du grand humaniste flamand Juste Lipse, relayée notamment par Montaigne) –, le sublime et le naturel. Mais le plus marquant est le caractère d'amateur, d' « honnête homme », qui les sépare des lettrés de profession. Ils participent, au moment de la montée de l'absolutisme en France, d'un « âge de la conversation » (Marc Fumaroli) qui promeut la politesse, l'urbanité, les valeurs de civilité : âge des salons (où le genre de la maxime serait d'abord apparu, comme un jeu mondain, une pratique d'écriture collective), qu'accompagne l'émergence d'une bourgeoisie cultivée dont La Bruyère est typiquement le représentant. Suite créatrice, inventive, où s'annonce l'écrivain moderne (dont le prochain avatar n'est autre que le « philosophe » des Lumières) : celui qui ne tient sa position que de l'éclat et la persuasion de sa parole.
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Écrit par
- François TRÉMOLIÈRES : professeur de littérature française du XVIIe siècle, université Rennes-2
Classification
Média
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