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MORAVAGINE, Blaise Cendrars Fiche de lecture

Une force qui va

Selon un artifice cher aux romanciers du xviiie siècle (à certains égards, Moravaginepeut apparaître comme une sorte d'anti-Candide), Cendrars affirme, dans le préambule de l'édition originale, avoir reçu les manuscrits de Moravagine, dont ce texte devrait constituer la préface aux Œuvres complètes, des mains d'un certain R. (peut-être Raymond la science, l'anarchiste membre de la bande à Bonnot), condamné à mort en Espagne, protagoniste et narrateur du récit. Dans l'édition de 1951, Cendrars ajoute une annexe intitulée « Pro domo », dans laquelle il dénonce l'imposture de 1926, et se revendique – ce dont nul n'avait jamais douté – comme le véritable auteur du livre.

Ce texte se présente néanmoins, nouvel artifice, comme la transcription de papiers retrouvés, échelonnés entre 1912 et 1926, et censés retracer l'élaboration du roman. Plus : cette « rectification » est aussitôt niée par une Postface, datée de 1951, où il est de nouveau question de la malle aux manuscrits ! Si l'on ajoute que Cendrars fait une apparition fugace sous son propre nom dans le cours de l'histoire (« Messieurs, dit-il [l'aviateur Champcommunal], laissez-moi vous présenter Blaise Cendrars »), on perçoit mieux la stratégie retorse de l'auteur, manifestement soucieux de se dérober aux identifications réductrices. Ne protestait-il d'ailleurs pas en ces termes, toujours en 1951, lors d'un entretien radiophonique : « L'Or, c'est Cendrars. Moravagine, c'est Cendrars. Dan Yack, c'est Cendrars. On m'embête avec ce Cendrars-là ! Il ne faut tout de même pas croire que le romancier est incarné dans ses personnages. Flaubert n'était pas madame Bovary... Le plus gros danger pour un écrivain, c'est d'être victime de sa légende, de se prendre à son propre piège. » À une lecture autobiographique de Moravagine, on préférera donc la mise en avant des jeux d'identité et des clins d'œil complices avec un lecteur à qui on ne la fait plus.

Au reste, s'il peut trouver en partie sa source dans des conflits intérieurs personnels, le personnage de Moravagine s'inscrit également dans un contexte esthétique et intellectuel de fascination pseudo-nietzschéenne pour la force destructrice, la violence gratuite, le nihilisme libertaire. Là il côtoie, mutatis mutandis, le Lafcadio des Caves du Vatican de Gide, Lacenaire ou les sœurs Papin chères aux surréalistes, voire le prince Vibescu des Onze Mille Verges d'Apollinaire.

Avec une liberté jubilatoire, Cendrars se joue des codes et des conventions, livrant un récit débridé, purement linéaire, et n'obéissant qu'à la succession effrénée d'aventures aussi invraisemblables que terrifiantes. L'énergie dévastatrice se confond avec le torrent de l'Histoire : lancée dans l'activisme révolutionnaire, elle s'épuisera finalement dans la Grande Guerre, triomphe de la violence absolue. On chercherait en vain dans cette infernale cavalcade l'ébauche d'une analyse psychologique. Contrairement à ce qu'il avait annoncé au début de son récit, le compagnonnage du narrateur avec Moravagine n'est guère pour lui l'occasion « d'étudier sur le cru les phénomènes alternés de l'inconscient ». Enfin, le flou étrange dans lequel sont maintenues les figures des deux « héros », forces plus que caractères, actions plus que psychismes, contribue à la puissance d'attraction du livre, qu'il faut lire d'une seule traite, et dont on ressort épuisé, hagard et incrédule.

— Guy BELZANE

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