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MOYEN ÂGE La pensée médiévale

Le monde comme proposition

La sémiotique absorbe-t-elle la totalité du rapport de l'homme médiéval au monde dans lequel il vit ? L'existence d'une mentalité collective fortement imprégnée par le symbolique, l'allégorisation intempérante de certains exégètes, le dévoilement d'une structure sémiotique dans l'ordre des choses nous inclinent à penser que, pour l'homme du Moyen Âge, notamment pour le clerc et plus particulièrement pour le théologien, les rapports de sens ou de signification déterminent toute l'intelligibilité du réel : on est alors invinciblement conduit à se demander si la spécificité de la pensée médiévale ne serait pas de ramener la réalité du réel à un système de signes où tout se tient parce que tout fait sens.

Apparemment fondée, cette question est en réalité trop générale. Certes, on peut aisément montrer que, jusque dans les années 1100, les médiévaux se représentent la nature dans le cadre de cosmogonies allégoriques ou « fantastiques », intrinsèquement liées à une exégèse de l'« œuvre des six jours », et que leur philosophie naturelle est plus une métaphysique poétique qu'une physique proprement dite ; et il est également facile de montrer que la diffusion de la science arabe et l'« entrée » d'Aristote mettent fin à l'allégorisme, sans pour autant supprimer la quête du sens. Mais, justement, ce qui compte ici n'est pas tant l'omniprésence du sens que ses techniques d'élaboration. La mentalité sémiotique est en partie liée à une économie du nom, à un nominisme qui porte toute activité linguistique orientée vers des objets. Il ne suffit pas de dire que les médiévaux ont une approche langagière du monde ; il faut en analyser les constituants : c'est là que réside la vraie difficulté.

De prime abord, les choses paraissent claires. Il y a d'abord un âge du nom, qui approximativement correspond au haut Moyen Âge, puis une ère de la proposition, qui recouvre tout le Moyen Âge tardif. Plus que d'une mentalité symbolique, qui existe, l'homme du haut Moyen Âge tire sa connaissance des choses d'une réflexion sur la propriété des noms. Expression paradoxale d'un cratylisme renversé, cette vision du monde s'organise spontanément dans la pratique de l'étymologie. Connaître, c'est connaître les « causes d'imposition des noms » : si le mot est un portrait, on connaîtra la chose à détailler son mot. La grammaire qui réfléchit sur l'invention des noms ne fait donc pas qu'explorer le langage ; elle dit quelque chose du réel et renseigne l'homme sur sa propre pensée. À l'opposé, l'homme du Moyen Âge tardif considère des propositions. Il ne cherche plus un reflet exact, une image ou une ressemblance, mais une vérité. Or, et c'est là le principal enseignement d'Aristote, il n'y a vérité ni dans la chose elle-même ni dans le mot qui la désigne, mais dans l'acte de pensée qui à travers les mots rapporte les choses les unes aux autres et affirme ou nie un fait d'inhérence. Il n'y a vérité que d'un énoncé. Qu'y a-t-il là de nouveau ? On cherche toujours le sens, mais on a changé d'espace et de régime mental. Le sens n'est plus dans l'adéquation du nom à ce qu'il nomme, mais dans la seule vérité du jugement ; le réel n'est plus un ensemble de choses indexées par des noms ; c'est un ensemble d'états, de transitions, de processus notés dans des propositions. L'approche langagière du réel a donc radicalement changé de nature : elle n'est plus linguistique et nominale, mais métalinguistique et propositionnelle (J. Murdoch).

Le changement est considérable, mais il masque une permanence et des discontinuités plus fines. Bien qu'il ait cessé d'être l'unité[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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