- 1. Périodisation et corpus
- 2. L'homme qui lit
- 3. L'homme qui lie
- 4. L'homme qui doute
- 5. « Ordo disciplinae »
- 6. Le régime de la question
- 7. Grammaire, logique et théologie
- 8. Où tout devient jeu
- 9. Pansémiotique et théologie
- 10. De la sémiotique à la psychologie
- 11. Le monde comme proposition
- 12. Logique du sens
- 13. La pensée et le mouvement
- 14. La pensée et la lumière
- 15. De la lumière comme métaphore à la lumière comme modèle
- 16. La grande chaîne de la lumière
- 17. « Ex oriente lux »
- 18. Retour à la sémiotique
- 19. Outils conceptuels et langages analytiques : le rôle de l'imaginaire
- 20. Bibliographie
MOYEN ÂGE La pensée médiévale
Logique du sens
Qu'est-ce que connaître pour un technicien de l'approche propositionnelle ? Tout acte de connaissance est un acte propositionnel, puisque toute connaissance est un énoncé sur le monde. Mais il y a différentes sortes de connaissances : la connaissance ordinaire et la connaissance scientifique. L'appréhension, la saisie, la perception de la nature d'une chose, par exemple d'un homme en tant qu'homme, est à la fois un acte de connaissance simple et un acte de simple connaissance ; ce qu'Aristote appelle « la saisie des indivisibles ». La connaissance véritable commence lorsqu'il y a jugement développé, composition de notions, aperception non plus d'une chose ou quiddité, mais saisie de l'inhérence d'un prédicat à un sujet ; et il y a connaissance scientifique lorsqu'il y a articulation de jugements, raisonnement menant à une conclusion. La connaissance scientifique n'est pas une nomenclature ; c'est une suite réglée de raisonnements.
Ce modèle syllogistique où culmine l'approche propositionnelle du réel n'en reste pas moins ici ou là dominé par le nominisme. Si le réel au sens de la science est l' objet de la science, il faut encore déterminer ce qu'est cet objet de la science. Il ne suffit pas, par exemple, de dire que l'objet de la physique est le « corps en mouvement », l'« étant en mouvement » ou le « mouvement », pour en avoir fini avec la question médiévale de l'objet de la physique. En effet, qu'appelle-t-on « objet » ? Si l'on prend la question à son stade d'élaboration maximal, autrement dit dans l'épistémologie du xive siècle, on voit rapidement que le terme moderne d'objet est trop vague pour rendre compte de la pratique médiévale même la plus courante, puisque, en la rigueur des termes, la plupart des auteurs tardifs distinguent entre « objet » et « sujet ».
On sait que, tel que le définit Ockham, l'objet (obiectum) d'une science est n'importe laquelle des propositions qui y sont démontrées, son sujet (subiectum), le sujet de chacune de ces propositions. En tant que science propositionnelle argumentée et démonstrative, une science a donc autant de sujets qu'elle a d'objets, ou, si l'on préfère, « autant de sujets que de conclusions » : quot sunt subiecta conclusionum, tot sunt subiecta scientiarum (In I Sent., Prol., q. 9). Les choses dans le monde, les res, ne sont donc pas l'objet de la science, mais les sujets de la science ; les objets de la science sont les conclusions : il y a bien approche métalinguistique du réel. Cette approche, cependant, est loin d'être univoque.
Tout d'abord, le modèle sémiotique du nominisme articulant les noms et les choses reparaît invinciblement ; c'est ainsi que certains auteurs distinguent trois sortes d'objets scientifiques : l'objet dit prochain (la conclusion de la démonstration), l'objet lointain (le terme posé dans la conclusion), l'objet plus lointain (la chose signifiée par la conclusion). Ensuite, et surtout, il existe au sein même du nominalisme un antagonisme fondamental entre ceux qui, comme Ockham, soutiennent que « l'objet de la science est la proposition seule[sola propositio]en tant que vraie », et ceux qui, comme Grégoire de Rimini et Ugolin d'Orvieto, pensent que « l'objet de la science est le signifiable complexe[significabile complexe], qui est le signifié propre et adéquat de la proposition ». On le voit, si la nouveauté de l'approche propositionnelle tire parti de la thèse d'Aristote selon laquelle les noms ne sont ni vrais ni faux, elle ne peut empêcher une réapparition de la question du nom, au sens où une partie notable du courant nominaliste réintroduit, sous forme de « signifiable complexe », un « signifié total » qui, sans être à[...]
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Écrit par
- Alain de LIBERA : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval
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