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MOYEN ÂGE La pensée médiévale

La pensée et le mouvement

La distinction aristotélicienne d'un principe passif dans l'âme humaine, l' intellect possible « capable de tout devenir », et d'un principe actif, l'intellect agent « capable de tout produire » (De anima, III, 5), a alimenté des dizaines de doctrines de la connaissance abstractive destinées à rendre compte de la manière dont l'esprit pouvait entrer en possession (techniquement les « acquérir ») des « intelligibles », c'est-à-dire l'univers des formes voilées ou engagées dans le sensible. Durant des décennies, la question centrale de la théorie médiévale de la connaissance a donc été de déterminer comment, en se tournant vers les « images » (conversio ad phantasmata) qui contiennent en puissance les formes intelligibles, l'intellect possible se disposait à les voir s'actualiser en lui sous l'influx de lumière d'un intellect agent identifié tour à tour, selon les milieux et les auteurs, à un principe cosmique réellement séparé de l'âme humaine (le « Donateur des formes », Dator formarum, de l'avicennisme latin), à Dieu lui-même (Guillaume d'Auvergne), à une partie actuée de l'âme humaine illuminée par une Intelligence angélique séparée (Jean de La Rochelle) ou à une partie de l'âme émanée d'un des deux principes constitutifs de son être, principe actuel ou actif, opérant en elle de manière prénoétique (Albert le Grand).

La question aristotélicienne, c'est-à-dire en fait « péripatéticienne », donc gréco-arabe, de l'origine de la pensée intellectuelle s'est progressivement surchargée de problèmes connexes, importés, non sans gauchissements, des grandes interprétations hellénistiques (Alexandre d'Aphrodise) ou arabes (al-Fārābī, Avicenne, Averroès) : quel est le noyau de la personne, garant de son immortalité individuelle ? quel est le « sujet psychique » des vertus – l'âme intellective ou, comme les soutiennent les averroïstes, ses seules puissances végétatives et sensitives –, l'intellect, qu'il soit agent ou possible, ne « faisant pas partie de l'âme humaine » ? De toutes les questions agitées dans la période des universités, celle de l'unité de l'intellect exerce un magistère de fait : elle focalise les discussions, distribue les positions et les « voies » (viae), concentre les censures (Paris, 1270 puis 1277). La distinction qui porte les discours et permet leur confrontation est aristotélicienne : c'est celle de la matière et de la forme complétée par celle de la puissance et de l'acte. Ce modèle de compréhension du réel, du naturel, est un outil conceptuel, transposé des « choses », les res, à l'âme ; mais, autant qu'un outil, c'est aussi un schème de pensée « artificialiste » typiquement aristotélicien, qui traverse les trois plans de la vision médiévale du monde : la nature, qui engendre des phénomènes naturels (naturalia) ; l'art (ars ou « technique »), qui produit et façonne des objets artificiels (artificialia) ; l'âme, qui sous forme de « modèles » (exemplaria) conçoit d'avance en elle-même ses diverses réalisations extérieures. Le programme en est fixé par Aristote dès les premières lignes qu'il consacre à l'intellect que la tradition dira « agent » (De anima, III, 5) : « Puisque, dans la nature tout entière, on distingue d'abord quelque chose qui sert de matière à chaque genre et ensuite une autre chose qui en est la cause et l'agent parce qu'elle les produit tous, situation dont celle de l'art par rapport à sa matière est un exemple, il est nécessaire que dans l'âme aussi on retrouve ces différences. »

Ayant placé hors de l'homme le principe actif, producteur, poiétique, qui produit en[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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