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MOYEN ÂGE La pensée médiévale

La pensée et la lumière

Qu'ils s'inspirent de Denys, d'Augustin ou d'Avicenne, beaucoup de médiévaux se plaisent à représenter la pensée comme une illumination, comme un rapport de l'âme pensante à un Dieu qui l'« éclaire », dans une sorte d'iconographie conceptuelle. De fait, qu'y a-t-il de mieux représentable, de plus « figurable » qu'un rayon de lumière, une irradiatio, ou, d'un mot qui dit à la fois le phénomène et la fonction métaphorique où se fixent nos propres intuitions, une illustratio ? Il faut, pourtant, ne pas traiter comme de simples images les outils conceptuels du Moyen Âge, sous le seul prétexte que nous ne voyons plus que des métaphores là où l'on voyait la réalité même.

En disant de l'intellect agent qu'il est « une sorte d'état analogue à la lumière, puisqu'en un certain sens la lumière, elle aussi, convertit les couleurs en puissance en couleurs en acte », Aristote paraît cautionner lui-même la réduction de l'outil conceptuel à une métaphore scientifique. Mais c'est oublier que l'homme du Moyen Âge fabriquait des vitraux ; qu'on pensait, priait et méditait dans un espace de lumière où vibraient des couleurs ; que la lumière spirituelle dessinée dans l'espace sacré était aussi à sa manière la réalisation de théorèmes ou de recettes ; que, si Dieu lui-même était « lumière », et « illumination » le plus beau nom de la théorie, il y avait aussi une physique de la lumière et une physiologie de la couleur ; que les petits traités de philosophie naturelle d'Aristote, comme le De sensu et sensato, n'avaient, du moins dans leur visée, rien de métaphorique et que, loin d'être le cas ultime d'une métaphore du visible, la description de la pensée en termes d'illustratio s'inscrivait dans une théorie de la perception dont la lumière et la couleur étaient objet réel et fait de théorie.

Pour saisir la pensée médiévale là où elle s'accomplit comme acte, il nous faut retourner en deçà des macro-phénomènes que sont les notions générales d'intellect ou d'illumination, et prendre la mesure du type de continuité qui, de par sa conception même de la réalité du visible, pouvait, pour un homme du Moyen Âge, exister entre la pensée et le réel. En d'autres termes : de même que nous devons désapprendre notre représentation de la lecture, de l'écriture et de la ponctuation pour nous représenter le mode de présence d'un penseur médiéval à son texte, nous devons désapprendre notre conception générale des rapports entre sensation et sensible pour conjecturer la manière dont l'intellectuel médiéval se représentait techniquement son propre être-au-monde. De la notion vague d'illustratio, c'est aux outils conceptuels de la species, de l'intentio, c'est à l'histoire de leurs rencontres et de leurs déplacements, c'est aux confins des théories de la lumière et de la vision, du visible et de la perception, bref, au croisement de la physique et de la psychologie, qu'il nous faut ainsi remonter. Il est certainement peu probable qu'un intellectuel du xxe siècle mette le moins du monde en jeu la théorie des photons, ou ce qu'il peut connaître des discussions sur la nature ondulatoire ou corpusculaire de la lumière, pour s'expliquer à lui-même ce qu'il fait quand il lit ou quand il pense ; la culture scientifique de notre temps n'influe guère, dit-on, sur la manière dont l'honnête homme pense ce qu'il fait ; si le monde de la pensée médiévale ne nous est pas d'emblée accessible, c'est sans doute d'abord parce qu'il en allait autrement pour un maître ès arts ou un théologien du xiiie siècle, encyclopédiste par obligation, polymathe par nécessité. Son monde[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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