- 1. Périodisation et corpus
- 2. L'homme qui lit
- 3. L'homme qui lie
- 4. L'homme qui doute
- 5. « Ordo disciplinae »
- 6. Le régime de la question
- 7. Grammaire, logique et théologie
- 8. Où tout devient jeu
- 9. Pansémiotique et théologie
- 10. De la sémiotique à la psychologie
- 11. Le monde comme proposition
- 12. Logique du sens
- 13. La pensée et le mouvement
- 14. La pensée et la lumière
- 15. De la lumière comme métaphore à la lumière comme modèle
- 16. La grande chaîne de la lumière
- 17. « Ex oriente lux »
- 18. Retour à la sémiotique
- 19. Outils conceptuels et langages analytiques : le rôle de l'imaginaire
- 20. Bibliographie
MOYEN ÂGE La pensée médiévale
L'homme qui lit
Le premier fondement du rapport de l'homme médiéval au texte qu'il lit est à la fois matériel et psychologique : il appartient à l'histoire du livre en tant que tel. On peut le situer dans les trois ou quatre premiers siècles de l'ère chrétienne, quand le codex, « livre » formé par la réunion de cahiers de parchemin, remplace le volumen, manuscrit en forme de rouleau. On ne doit pas sous-estimer cette apparition d'un volume feuilletable. C'est elle qui fait passer le livre d'une fonction passive de conservation et de dépôt à une fonction active de consultation et d'investigation. C'est la forme du livre qui rend possible la forme de trajet et de circulation de l'œil où naît le « texte » comme totalité disponible.
Le second facteur de la pensée lisante réside dans la disposition visuelle de la division des contenus : comme tel, il a évidemment trait à l'histoire des techniques de copie, mais il porte aussi sur ce que l'on pourrait appeler la pratique intertextuelle de la lecture. Le phénomène, bien décrit dans la littérature, apparaît clairement dans le cas de la tradition médiévale des Évangiles. On peut ici évoquer deux exemples, pris, l'un dans le haut Moyen Âge, l'autre au xiiie siècle. Pauvre en livres et en centres d'études, l'époque carolingienne connaît pourtant deux styles de division du Nouveau Testament. La première est la distinction en chapitres indiquée en marge par un chiffre souvent tracé à l'encre rouge et placé sous un « signe de paragraphe » : |i, |x, |xx, etc. ; la seconde, plus fine, correspondant aux canons d'Eusèbe de Césarée, porte, toujours dans la marge, une nouvelle série de chiffres distribués sur plusieurs niveaux. Au premier niveau, le numéro de la séquence de mots ou de phrases (subdivision) tel qu'il figure dans l'une des dix sections de la table de concordance d'Eusèbe ; au deuxième niveau, un chiffre (allant de I à X) donnant le numéro de sa section d'occurrence ; au troisième niveau, enfin (ce qui permet d'éviter de se reporter aux canons eux-mêmes), le numéro des passages concordants des autres Évangiles tels que les ordonne le canon (ou, à défaut, le mot solus, si le texte n'a pas de parallèles). Pareil système a plusieurs utilités. Si les numéros de subdivision permettent, par exemple, de retrouver facilement les péricopes à lire pendant la messe (le lector pouvant s'aider en outre d'un capitulare, composé suivant l'ordre de l'année liturgique et donnant avec son numéro d'ordre les premiers et les derniers mots de chaque péricope), ce sont aussi de puissants instruments pour la recherche exégétique et théologique (J. Vezin).
Au xiiie siècle où, grâce à l'essor des universités, les livres sont beaucoup plus nombreux (étant fabriqués de manière quasi industrielle dans l'officine d'un stationarius, le public lui-même, maîtres en théologie, bacheliers biblistes, ne cessant de croître), les exigences de la production font régresser la dimension explicite de l'intertextualité. Si la refonte et la correction du texte de la Vulgate opérées par Étienne Langton aboutit à une nouvelle division en chapitres, qui restera en vigueur jusqu'à l'époque moderne, les divisions issues des canons d'Eusèbe, elles, disparaissent. Autrement dit, on copie plus de livres, la taille des volumes décroît, bref l'objet littéraire se standardise, mais en même temps il s'appauvrit. Cette pénurie d'informations a sa conséquence immédiate : avec Hugues de Saint-Cher, les dominicains de Saint-Jacques mettent en chantier une grande Concordance de la Bible(achevée vers 1240), véritable ouvrage de référence, où chaque mot est indexé du nom du livre dans lequel il est employé, d'un numéro[...]
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Écrit par
- Alain de LIBERA : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval
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