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MOYEN ÂGE La pensée médiévale

L'homme qui lie

Comme on pouvait s'y attendre, l' herméneutique du Moyen Âge a repris l'essentiel des méthodes de travail des grammatici latins. Quel que soit le niveau de développement atteint par la ponctuation médiévale, le fondement de l'explication de texte, la lectio, est donc demeuré quasi inchangé : d'abord couper les mots, les membres et les périodes (distinguere), bref « marquer par des silences et des inflexions de la voix (pronuntiare) tout ce qu'aujourd'hui notre système complexe de ponctuation se charge d'indiquer » (H.-I. Marrou). L'exercice antique de la lectio, lecture préparatoire à l'emendatio et à l'ennaratio, véritable commentaire analytique sur la forme et sur le fond, se retrouve ainsi dans la structure même de l'explication de texte médiéval, avec la triade canonique de la littera (explication des phrases et des mots « selon la teneur de leur immédiat enchaînement »), du sensus (analyse de la signification de chacun des éléments et « traduction en langage clair du passage étudié ») et de la sententia (« dégagement de la pensée profonde au-delà de l'exégèse et véritable intelligence du texte », M.-D. Chenu).

Habitués à la pratique grammaticale de la distinction, les clercs du Moyen Âge en ont exploré toutes les possibilités de création exégétique, tandis que, parallèlement, la traduction des Réfutations sophistiques d'Aristote leur a permis d'en tirer une théorie syntactico-sémantique générale de l'ambiguïté phrastique. La liberté de manipulation de la littera scripturaire que l'on observe chez certains exégètes médiévaux ne saurait s'expliquer entièrement sans l'impact des particularités de la ponctuation médiévale sur le découpage et la structure même des énoncés. Un exemple suffira ici, d'ailleurs éminent : l'histoire de l'interprétation de Jean, i, 3-4.

On l'a dit, tel que l'abordait un exégète du xiiie siècle, le texte de la Bible ne comprenait pas à proprement parler l'indication des versets nés au xvie siècle « dans l'officine » de l'imprimeur humaniste Robert Estienne (J. Vezin). Ramené aux conventions orthographiques d'aujourd'hui, le texte expliqué par les théologiens des xiiie et xive siècles se présentait souvent de la manière suivante : Omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil. Quod factum est in ipso vita erat, et vita erat lux hominum. Ce texte correspond à celui qu'on lit dans la Bible de Jérusalem, à savoir (indiquant en exposant le numéro de nos versets) : « 3Tout fut par lui et sans lui rien ne fut. 4De tout être il était la vie et la vie était la lumière des hommes » – bien que, à propos de « de tout être », les traducteurs notent : « On peut aussi rapporter ces mots à ce qui précède : et sans lui rien ne fut de ce qui existe. » Cette dernière leçon est celle de la Vulgate latine : 3Omnia per ipsum facta sunt, et sine ipso factum est nihil quod factum est. 4In ipso vita erat, et vita erat lux hominum (3Toutes choses ont été faites par lui, et de ce qui a été fait rien n'a été fait sans lui. 4C'est en lui qu'était la vie, et la vie était la lumière des hommes) –, scansion qui, de fait, est devenue traditionnelle dans l'Église latine.

En s'appuyant sur un texte différent de celui de la Vulgate, les maîtres qui commentaient la version aujourd'hui adoptée dans la Bible de Jérusalem œuvraient-ils en philologues ? À un premier niveau, ils ne faisaient que s'insérer dans une tradition séculaire, mais non exclusive : celle d'Augustin arrêtant toujours ses citations après nihil. En fondant leur exégèse sur la séquence Quod factum est in ipso vita erat, ils pouvaient donc se prévaloir d'une certaine tradition. Restait à ponctuer[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

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