Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

MOYEN ÂGE La pensée médiévale

L'homme qui doute

Si l'histoire de la pensée médiévale appartient à l'histoire des états de la raison, comment va-t-on qualifier la spécificité de la raison médiévale ? En montrant qu'elle est, en son fond, problématique. De fait, c'est une raison dubitative que l'on peut caractériser dans sa forme, l'art de raisonner en disputant (ratio per quaestiones disputandi), comme dans sa visée persistante, la mise en crise universelle de la vérité (universalis dubitatio de veritate). Cette méthode, cet idéal se rattachent explicitement à un droit coutumier du penser, la « coutume d'Aristote » (consuetudo Aristotelis) : la question (quaestio). Si la méthode scolastique est par excellence un art de la dispute ou, plus largement, un art de l'argumentation, on ne peut toutefois l'entendre pleinement si on la détache du contexte culturel global où se croisent ses conditions : les institutions scolaires et les formes pédagogiques – sur lesquelles nous reviendrons –, le rôle central de l'exégèse et de la recherche du sens tel qu'il émerge des traditions et des pratiques textuelles.

On l'a dit, pour un homme du Moyen Âge, penser, c'est lire, c'est-à-dire expliquer un texte ; mais c'est aussi, au-delà, s'expliquer à son propos. La pensée est une pragmatique de la lecture : un échange de paroles réglé par la fréquentation d'un texte. C'est cette symbiose particulière du livre et de la discussion, de la lecture et de l'écriture, bref le rapport au langage comme lieu d'exposition de la vérité qui, au Moyen Âge, fait toute la vie de la pensée.

Avec la diffusion de l'Aristoteles novus, la pratique de la lectio découlant de la dimension pragmatique de la ponctuation comme composant sémantique inhérent à tout texte copié appelle et favorise une réflexion d'ensemble sur la polysémie. La pensée médiévale n'est pas une simple philosophie du langage ; c'est une pensée dans le langage, et donc aussi une théorie générale de l'ambiguïté. Pour des raisons évidentes, cette théorie s'est appuyée sur l'analyse aristotélicienne de l'« erreur dans la composition et la division du sens propositionnel » (fallacia compositionis et divisionis) exposée dans les Réfutations sophistiques. Le fait que cette « erreur » – le terme de « duperie » serait plus juste – ait été d'emblée qualifiée de fallacia puncti, « erreur du point » ou de la pause, montre bien comment la pensée médiévale se construit sur l'articulation d'éléments empruntés à la fois aux techniques d'enseignement et aux conditions matérielles de la transmission (traditio) des textes.

Le problème du théologien face à la Bible et celui du maître ès arts face à Aristote sont au moins convergents sinon identiques : il s'agit toujours de déterminer le sens d'une phrase à partir d'une « lettre », bref, d'affronter, d'ordonner et, si possible, d'exploiter une polysémie potentielle ou actuelle. Pour le philosophe, la question centrale semble être de savoir s'il existe un sens naturel des phrases et, si oui, de déterminer les facteurs de « désambiguïsation » permettant de le déceler ; pour le théologien, il s'agit de savoir s'il existe un sens incontestable des Écritures en deçà de l'extension indéfinie du symbolique et de la possibilité d'allégorisation permanente des mots qui la forment ; en fait, tous deux traitent du même problème. L'Écriture doit pouvoir nous « montrer la vérité sans prêter matière au fallacieux » (absque omni fallacia) ; c'est là la norme de son « efficacité » : or l'ostension de la vérité paraît incompatible avec la polysémie d'une lettre qui serait d'elle-même plurielle, puisque c'est précisément[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégé de philosophie, directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses), chaire histoire des théologies chrétiennes dans l'Occident médiéval

Classification

Autres références

  • AGRICOLE RÉVOLUTION

    • Écrit par et
    • 8 076 mots
    ...siècle, l'agriculture traditionnelle est avant tout une agriculture de subsistance associée à une économie domestique fermée, dite économie de besoin. En Europe occidentale, le domaine héritier direct de la villa carolingienne, composée d'une réserve et de tenures (ou manses), reste l'unité de production...
  • AGRICULTURE - Histoire des agricultures jusqu'au XIXe siècle

    • Écrit par et
    • 6 086 mots
    • 2 médias
    Pour tenter de surmonter ces difficultés,à partir de l'an 1000, dans la moitié nord tempérée froide de l'Europe, l'usage de toute une gamme d'outils se répandit, en relation avec l'essor de la sidérurgie. Fourneaux à fonte et forges hydrauliques ont permis de produire...
  • ALBIGEOIS (CROISADE CONTRE LES)

    • Écrit par
    • 4 152 mots
    • 2 médias

    Le terme « albigeois » a servi, dès le milieu du xiie siècle, à désigner les hérétiques du Languedoc, bien que l'Albigeois ne paraisse pas, aux yeux des historiens modernes (qui ont continué à user de cette appellation devenue traditionnelle), avoir été le principal foyer de l' ...

  • ALLEMAGNE (Histoire) - Allemagne médiévale

    • Écrit par
    • 14 136 mots
    • 7 médias

    Plus de six siècles séparent la Germanie héritée des Carolingiens de cette « fédération de princes » qu'est l'Allemagne de la Réforme. L'histoire de cette longue période offre le contraste entre une politique vainement hantée par l'idée d'empire et la lente formation de la société...

  • Afficher les 157 références