MU‘TAZILISME
Le problème de la liberté
La doctrine de la liberté est d'abord exigée par la conception rationnelle que les mu‘tazilites ont de Dieu : Dieu est juste (principe de la justice : ‘adl) et ne fait que le bien. Il ne peut donc créer des infidèles et des impies, ni créer dans l'homme des actes d'impiété ou d'infidélité (ou, s'il le peut absolument parlant, puisqu'il est tout-puissant, il ne le fait pas). Le mal vient de l'homme. D'autre part, Dieu ne saurait récompenser ou punir des êtres qui ne seraient pas les auteurs responsables de leurs actions. C'est pourquoi il ne crée pas les actes humains : ce qu'il crée, c'est le pouvoir d'agir librement (istiṭā‘a), comme conséquence de la création d'un être doué de raison, de réflexion et de délibération, ainsi que de la capacité de choisir (ikhtiyār). Cela étant établi, se posent deux sortes de problèmes. Le premier est d'ordre scripturaire : il se rapporte aux versets qui semblent favorables à l'idée de prédestination. C'est ainsi qu'il est dit (2, 7) : « Dieu a mis un sceau sur leur cœur et leurs oreilles, et Il a placé un bandeau sur leurs yeux. » Dans le commentaire qu'il fait de ce verset, Fakhr al-Dīn al-Rāzī (543/1149-606/1209) expose l'interprétation qu'en donnent les mu‘tazilites. En fait, Dieu a blâmé ceux qui disent qu'il y a dans leur cœur un voile qui les empêche de croire : « Il ont dit : « Nos cœurs sont incirconscis. » Non, mais c'est Dieu qui les a maudits à cause de leur infidélité » (2, 28). « Puis la plupart d'entre eux se détournent, si bien qu'ils n'entendent pas ; et ils disent : « Nos cœurs sont dans des enveloppes qui leur cachent ce à quoi tu [Muḥammad] nous appelles, et il y a un poids dans nos oreilles. Entre toi et nous se dresse un voile. » (41, 4-5). Le verset en question a donc un autre sens que le sens apparent. Voici alors ce qu'il faut comprendre : « Quand ils se détournent et quittent la direction qui mène au but grâce aux preuves que Dieu leur dispense, au point que cela devient pour eux comme une habitude invétérée et une seconde nature, leur situation ressemble à celle d'un homme qui est empêché d'atteindre un but par un barrage qui le rend inaccessible. Ainsi en est-il ici de leurs yeux : ils sont comme bouchés ; et leurs oreilles sont comme chargées d'un poids, si bien que le Rappel divin ( dhikr) ne leur parvient plus. Et cet état n'est rapporté à l'action de Dieu que parce qu'il a un caractère qui, par sa puissance et la force de sa persistance, est comme quelque chose de créé. » Par conséquent, le verset ne prouve pas que l'homme est contraint de l'extérieur à être infidèle ou à mal agir.
Le second problème est d'ordre plus philosophique, bien que les réponses soient souvent tirées de l'Écriture. Dieu est omniscient. Il sait donc de toute éternité que Zayd sera fidèle et obéissant aux commandements, tandis que ‘Amr sera infidèle et rebelle. Comment donc l'homme, par sa décision libre, pourrait-il faire mentir la science de Dieu ? Rāzī nous apporte la réponse des mu‘tazilites dans son commentaire au verset (2, 6) : « En vérité, ceux qui sont infidèles, peu importe à leur endroit que tu les avertisses ou que tu ne les avertisses pas : ils ne croiront pas. » D'abord il n'est pas possible, disent-il, que la science de Dieu concernant l'absence de foi, fasse obstacle à la foi. Le Coran, en effet, est rempli de versets qui prouvent qu'il n'y a pour personne d'obstacle à la loi. Ainsi est-il dit (17, 94) : « Et qu'est-ce qui empêche les hommes de croire quand leur est venu le Guide directeur ? » Cette interrogation a valeur de négation. Et Rāzī cite encore d'autres passages qui vont dans le même sens (par exemple, 4, 39 ; 20, 92 ; 84, 2 : « Qu'ont-ils à ne pas croire ?[...]
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Écrit par
- Roger ARNALDEZ : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne
Classification
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