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MUSÉES PERSONNELS

Certains artistes ont mis en œuvre une pratique qui tend à modifier nos conceptions de l'art, de la collection, de l'ordre. Cette pratique va, le plus souvent, vers un éloge du foisonnement, de l'accumulation, du bric-à-brac. Ces aventures individuelles valorisent les musées ethnologiques, les musées d'histoire naturelle, les anciens cabinets de curiosités car elles se méfient des musées d'art, hiérarchisés, aseptisés. Elles n'agressent pas les musées d'art ; elles veulent constituer par rapport à eux une sorte de prise de distance ; elles se mettent « à côté ».

Par exemple, à la Documenta 5 (1972), Claes Oldenburg a exposé son Musée-Souris (Mouse Museum) : musée en forme de tête de souris, musée où les innombrables et minuscules objets sont à l'échelle des muridés, musée enfin qui semble offrir l'institution à leur critique rongeuse. S'y mêlent, en une accumulation presque illisible, maquettes des œuvres personnelles d'Oldenburg, jouets, modèles réduits anatomiques, etc. L'artifice et le document y deviennent indiscernables. L'absence d'étiquettes, le bric-à-brac produisent une sorte de musée perdu, d'épave de musée, où les frontières esthétiques et le souci de savoir font ensemble naufrage. Seuls se conservent des vestiges volontairement privés de fonction, de signification, noyés en une sorte de grisaille où tout s'égalise.

Chez d'autres artistes, la production de ce qu'on appelle des musées personnels est au centre de leur travail : à Paris, Christian Boltanski et Annette Messager ; dans les Vosges, Jean-Marie Bertholin ; Thomas Kovachevich travaille à Chicago et Joel Fisher à San Francisco. Ces producteurs d'art (et quelques autres dispersés à travers le monde) ne s'intéressent guère aux musées consacrés à la conservation et à l'exposition de tableaux et de sculptures classiques ou modernes. Ils ne s'y sont pas formés. Ils ne les ont pas fréquentés. Ils ne les détestent ni ne les vénèrent. Ni hostiles ni héritiers face à ce qui, jusqu'ici, a été reconnu comme artistique. Indifférents. Étrangers.

Ce que la culture dominante en Occident nomme des chefs-d'œuvre, ils ne le copient pas, ne l'agressent pas, ne le ridiculisent pas. Ils ne veulent pas le connaître. Ils n'ont pas commerce avec lui. Ils ne reproduisent nul Cézanne et ne posent nulle moustache sur les lèvres de la Joconde.

Dans Les Voix du silence, André Malraux affirmait que la vision de tout artiste important s'organise à partir des tableaux et statues de ses prédécesseurs ; que sa pratique s'appuie sur des pratiques artistiques antérieures, les intégrant ou s'y opposant. Ce n'est plus toujours vrai aujourd'hui. Certains producteurs d'art préfèrent fréquenter les musées ethnologiques. Et ce qu'ils y regardent le moins, ce sont sans doute les statues. Nous ne sommes plus à l'époque où l'art d'Occident cherchait (avec Derain, Matisse ou Picasso) à utiliser forces et formes des sculptures et masques d'Afrique et d'Océanie. Aujourd'hui, bien des artistes sont fascinés par ce qui se situe, dans les conceptions dominantes de l'Occident, au plus loin de l'esthétique. Un immense polissoir néolithique ; un araire africain ; le lourd costume rituel d'une société d'initiés ; une coudée de coton tissé, enroulée, qui, au Cameroun, peut servir d'unité de compte dans les échanges ; des ex-voto grecs ou allemands (qui montrent des morceaux de corps, qui morcellent le corps) ; des armes raffinées ou sommaires ; un crochet kleppur qui, en Islande, permet de hisser les morues sur un bateau ; un minuscule miroir magique qui, au Maroc, doit rendre les maris fidèles, etc., tous ces objets séduisent le producteur d'art, le fascinent par leur complexité[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie de l'art à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, critique d'art, écrivain

Classification

Autres références

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    • Écrit par
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