MUSIQUE
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La musique !... Qu'est-ce que cela veut dire ?... Il est permis de supposer que Bach aurait su tranquillement trouver la réponse à une telle question, et sans doute aussi Couperin, Lassus, Grégoire le Grand et Aristoxène. Plus près de nous, Rameau et Haydn devaient avoir quelque idée claire de la chose. Pour Mozart, cela est déjà moins sûr. Quant à Beethoven, il commence à s'interroger gravement sur la nature même de son art et sur sa finalité véritable.
Il est trop évident que les frontières du domaine musical ne sont pas les mêmes pour tout le monde : chacun s'en forge un concept plus ou moins restrictif, à la mesure de sa culture et de ses désirs. Un homme pourtant ouvert à toutes les nouveautés, Berlioz, assistant un jour à un concert donné par une troupe chinoise, se demande si l'on peut encore appeler musique un tel amas de « fausses notes » dont les règles de composition lui échappent complètement. On dit que Debussy, qui n'est pas suspect d'académisme, aurait, vers la fin de sa vie, exprimé une réaction analogue après l'audition du Sacre du printemps. Ces deux exemples ne sont absolument pas scandaleux ni exceptionnels.
Aujourd'hui, grâce à toutes les facilités accordées par le progrès technique, et singulièrement en ce qui concerne l'enregistrement et la diffusion du son, l'expérience musicale s'est élargie dans des proportions vertigineuses. Non seulement la culture occidentale a enrichi son musée de toutes les musiques du passé, mais elle a aussi accueilli des traditions étrangères à la sienne. Il n'est plus guère possible, à présent que toute la musique du monde est offerte à l'homme de culture occidentale, d'en récuser la presque totalité en vertu de quelques principes dont on a découvert qu'ils ne sont pas plus immortels qu'universels. La musique se présente sous mille visages, c'est-à-dire qu'il est de plus en plus difficile de connaître son visage. Le fait n'est paradoxal qu'en apparence : plus notre connaissance de la musique est étendue et moins nous savons, en fin de compte, ce qu'elle est.
Aujourd'hui, l'étude historique, musicologique, l'étude de la genèse du processus de création ne sauraient suffire à rendre compte des phénomènes de communication, qui sont essentiels. À ce titre, son étude est pratiquement indissociable de celle des moyens par lesquels il lui est permis d'apparaître à la conscience de ses auditeurs. Au cours des âges, en effet, l'idée même que l'on a pu se faire de la musique a varié en fonction du nombre de ceux à qui elle était destinée et de leurs catégories sociales, en fonction du mode de production des assemblages sonores qui la composent (ou du mode de leur reproduction), en fonction aussi d'une certaine « efficacité économique » des collectivités qui la produisent ou qui la consomment. Il semble qu'on soit parvenu à un point de l'évolution de l'art musical où s'est opérée une révolution considérable : celle qui résulte du fait que les techniques d'enregistrement et de diffusion se soient muées en techniques de création (musiques électroacoustiques) et que les moyens informatiques et numériques aient conquis aussi bien les aspects acoustiques (synthèse des sons) que les aspects de création (musique composée par ordinateur) et de diffusion. Si les conséquences esthétiques d'une telle révolution ont été immédiatement visibles, les conséquences sociologiques, moins remarquées, sont sans doute plus considérables. Les changements survenus dans les modes de consommation de la musique sont passés presque inaperçus parce qu'ils ont paru naturels, sinon progressifs. Pourtant, ces changements ont sans doute affecté la nature même de la musique. Il suffit, pour s'en convaincre, d'imaginer ce que pouvait représenter, pour un contemporain de Napoléon Ier, une œuvre musicale (par exemple la Cinquième Symphonie de Beethoven), qui lui était très difficilement accessible parce qu'il n'avait guère l'occasion de l'entendre plus d'une fois au cours de sa vie (parfois au prix d'un voyage coûteux), et ce que cette même œuvre représente pour nous, qui n'avons aucune difficulté à nous en procurer un enregistrement. Il est légitime de se poser la question de savoir si, dans la conscience de l'auditeur de 1808 et dans celle de l'auditeur que nous sommes, il s'agit encore, véritablement, de la même œuvre.
En un certain sens, on peut donc dire que les moyens de communication de masse n'ont pas seulement permis une diffusion de la musique ; en mettant un terme à son extériorité par rapport à de très larges couches sociales, ils l'ont transformée, ont provoqué sa mutation en une véritable « denrée esthétique », en produit de consommation.
Le fait musical
La musique partout
Alors que certains arts peuvent être considérés comme les fruits tardifs des civilisations, la musique nous paraît vieille comme le monde, et presque aussi partagée entre tous les peuples que la lumière du Soleil. Il est permis, toutefois, de se demander comment peut s'énoncer le commun dénominateur entre des faits musicaux aussi profondément dissemblables qu'une fugue de Bach, l'air de flûte d'un berger peul, une représentation de Tannhäuser à Covent Garden, la leçon de piano d'une petite fille de Saint-Germain-en-Laye, la méditation d'un virtuose indien sur un r̄aga, le dernier disque élaboré à l'I.R.C.A.M., le défilé d'une fanfare de Tourcoing, un chant de piroguiers sur le Chari, une séance de jazz au festival de Newport, un concert de gamelan à Java, un bal populaire à Saint-Flour, un n̄o japonais, la chorale d'une paroisse du Devonshire, une cérémonie de funérailles chez les Baoulé, la prière d'un muezzin en basse Égypte, une grand-messe à Notre-Dame de Paris et la douce chanson d'une jeune Inuit qui berce son enfant.
Il s'agit là, sans doute, d'exemples arbitrairement choisis, et dont les différences sont manifestes. Mais, quels que soient les jugements de valeur qu'on puisse porter sur chacun d'eux, il est indéniable qu'objectivement – et bien qu'à des titres divers – ce sont tous là des faits musicaux. Et pourtant, lorsque nous cherchons à démêler quelque fil conducteur dans cet ensemble hétérogène, une première difficulté surgit aussitôt : comment un musicien imprégné de la tradition classique occidentale peut-il se défendre de faire, même inconsciemment, référence à des schémas de pensée qui sont les outils de sa propre culture ? Comment s'empêcherait-il de raisonner en termes de composition, d'exécution, de concert, de mélodie, d'harmonie, de gamme, de mesure, de tonalité... Comment n'essaierait-il pas d'appliquer à toutes les musiques les grilles formelles de cette « théorie de la musique » qu'il a apprise à l'école et dont la généralisation lui paraît justifiée, tant elle est simple et rationnelle.
La « grande » musique
Il est difficile de contester que l'élaboration méthodique de la doctrine musicale occidentale, née de la conspiration du génie latin et du génie germanique, constitue l'une des très grandes aventures de l'intelligence humaine. Elle repose sur des principes si robustes que son évolution, au cours des âges, s'est faite par additions successives d'innombrables perfectionnements, sans jamais, jusqu'à présent, remettre sérieusement en cause les acquisitions précédentes. Sa division de l'octave, son découpage du temps, son système d'écriture, son instrumentation précise et normalisée ont servi de support – de Pérotin à Ligeti – à la création de toute une lignée de chefs-d'œuvre. La tentation est grande de voir en cet art glorieux la musique par excellence, la « grande musique », auprès de laquelle tout n'est que petite musique, et, en quelque sorte, folklore.
N'oublions pas, cependant, qu'au regard de l'histoire, cette grande musique, qui a eu pour berceau, vers la fin du Moyen Âge, un étroit territoire situé à la pointe de l'Europe et comprenant l'Italie, l'Allemagne, la France et les pays flamands, n'a même pas un petit millénaire d'existence, que son domaine géographique est de dimensions restreintes, et qu'en somme elle n'a concerné directement, jusqu'à présent, qu'une faible fraction de l'humanité.
Cela est vrai, sans doute, si l'on considère les choses d'un point de vue très strict. Mais le système musical que l'on peut, faute de mieux, qualifier d'« occidental », lié par ses origines à la civilisation technique qui a étendu son empire sur l'ensemble du monde, se trouve, lui aussi, en pleine expansion. Non seulement il couvre sous sa juridiction l'énorme masse de sous-produits que représentent les chansons et les danses populaires de caractère proprement commercial, mais il a rallié à lui, en Europe et hors d'Europe, des folklores authentiques et des mouvements musicaux particulièrement créateurs. C'est ainsi que le jazz, par exemple, qui utilise son échelle de sons, sa mesure, son harmonie, certaines de ses formes architecturales (l'alternance, la répétition et le principe de la « variation »), son instrumentation et, le cas échéant, son écriture, est indiscutablement un produit dérivé de la tradition musicale occidentale, de même qu'en sont issues toutes les recherches qui visent à relancer la musique dans des voies nouvelles.
Musique originale
« À mesure qu'on a plus d'esprit, écrit Pascal, on découvre qu'il y a plus d'hommes originaux. » Plus la musicologie moderne nous fait progresser dans la connaissance des grandes traditions musicales extérieures à la nôtre, plus elles nous apparaissent comme originales et irréductibles les unes aux autres, moins il est possible d'en dégager une théorie générale de la musique. Sans doute une étude approfondie permettra-t-elle de déceler toutes sortes de similitudes, certaines constantes, certaines traces d'influences, certains témoignages de filiation. Peut-être réussira-t-on un jour à démontrer que l'art musical des Chinois est fondamentalement identique à celui des Incas du Pérou et à celui des Dogon de la boucle du Niger. Mais, à la lumière de toutes les découvertes des ethnomusicologues, une chose, au moins, nous paraît certaine, c'est que la tradition occidentale est d'une originalité absolue par rapport à toutes les autres, et que le mot « musique », qui lui est propre, représente un ensemble de notions intransposables.
Une doctrine musicale raffinée et hautement complexe comme celle des Chinois, et un art sommaire comme celui de certains peuples d'Afrique centrale ou d'Océanie ont ceci en commun qu'ils restent profondément enracinés dans la mythologie, la cosmologie, ou la métaphysique. Ils exigent du musicien et de l'auditeur (lorsqu'ils distinguent entre les deux) une participation profonde, et comme un engagement éthique. Au contraire, la musique occidentale s'est donnée pour un jeu gratuit, indemne de toute justification, un art laïque sans finalité religieuse, morale ou métaphysique. Pour elle, tous les sons se valent : un son n'est ni un dieu, ni une vertu, ni un symbole, ni un talisman ; il n'est ni mâle ni femelle. Il est tout simplement un phénomène physique défini par sa durée et sa hauteur. À l'aube des temps modernes, la constitution du système musical occidental est une des plus étonnantes conquêtes de l'esprit rationnel. Cela ne signifie nullement qu'une œuvre musicale ressortissant à ce système ne puisse avoir une signification religieuse, morale ou métaphysique, mais l'acte musical proprement dit y a perdu son caractère sacré. Le concert est une cérémonie qui crée sa propre liturgie. La tradition occidentale est probablement la seule qui admette qu'un homme impur puisse créer des sons purs.
La musique et le bruit
La musicologie comparée ne saurait sans doute pas plus nous éclairer sur la nature du fait musical que l'histoire des religions n'apporte de contribution positive à la théologie.
Qu'est-ce que la musique ?... C'est sans doute, en dernier recours, dans un approfondissement de l'expérience musicale propre à chacun de nous qu'il est possible de risquer une réponse. La première définition de la musique est donc d'ordre subjectif. De même que le maître de philosophie de monsieur Jourdain professait que tout ce qui n'est point prose est vers, et réciproquement, l'opinion commune admet le plus souvent que l'univers sonore est divisé de telle sorte que tout ce qui n'est pas musique est bruit.
Au niveau élémentaire, on a longtemps distingué les sons dits musicaux, relativement simples, sinon purs, produits par des instruments spécialisés, appelés instruments de musique, et les bruits, de nature complexe et d'origine quelconque. La recherche de sonorités simples et pures, seules susceptibles de perception claire et de notation précise, a d'abord été l'objectif principal des musiciens. Un tel état d'esprit a subsisté chez les théoriciens jusqu'à la fin du xixe siècle, et Littré donne de la musique cette définition : « Science ou emploi des sons qu'on nomme rationnels, c'est-à-dire qui entrent dans une échelle dite gamme »... Et pourtant, depuis toujours, sans doute, les musiciens ne s'étaient pas privés de recourir à des sons « sauvages » qui ne pouvaient entrer dans aucune gamme connue à leur époque : les partitions d'opéras, en particulier, abondent en exemples de bruitages intégrés à la musique. Berlioz, contemporain de Littré, pouvait écrire en 1843 dans son Grand Traité d'instrumentation et d'orchestration modernes : « Tout corps sonore utilisé par le compositeur est un instrument de musique. »
Entre le son (relativement) pur d'une hétérodyne ou d'un diapason et le son « sale » d'un jet de vapeur échappé d'une marmite, il y a des différences de degrés dans la complexité et non pas de nature. Les principes fondamentaux de l'harmonie, qui sont si facilement applicables à des sons simples, peuvent également s'appliquer à des sons plus complexes, selon des modalités évidemment différentes. Si la musique occidentale n'a fait pendant longtemps qu'un usage discret des sons « impurs », c'est sans doute parce que son processus de création passe traditionnellement par le stade de l'écriture, et que ce genre de sons se prête mal à son type de notation.
Ce n'est donc pas la nature du son qui distingue la musique du bruit, mais l'usage qu'en fait le compositeur. Une tache sonore composée d'un mélange informel de sons « musicaux » est proprement un bruit, tandis qu'un concert d'assiettes, de verres, de bouteilles, de casseroles et de moulins à café, convenablement organisé, peut prétendre à la qualité d'œuvre musicale.
La musique-objet
Pouvons-nous admettre que nous soyons en présence d'un fait musical toutes les fois qu'un ensemble d'éléments sonores nous paraît organisé ? En d'autres termes, la musique serait-elle, selon Abraham Moles, « un assemblage de sons qui doit être perçu comme n'étant pas le résultat du hasard » ? Mais le tic-tac de la pendule, la pétarade d'une motocyclette ou le bercement régulier des vagues de la mer sont assurément des phénomènes sonores dont la forme ne peut être due au hasard : s'aviserait-on pour autant de les nommer « musique » autrement qu'au style figuré ? Au demeurant, rien n'est moins clair que cette notion de hasard en pareille affaire : tel ensemble de sons pourra paraître cohérent et organisé à un observateur averti, et totalement décousu et dépourvu de forme à un non-initié, tant il est vrai que « le hasard est la somme de nos ignorances » (Émile Borel).
Le fait musical est lié à l'existence d'une œuvre ou objet musical, qui, comme tout objet, se définit par sa « forme », plus ou moins solide, plus ou moins évidente et plus ou moins complexe. Or, plus une forme paraît complexe, moins il est probable qu'elle résulte du hasard. Une célèbre parabole le fait parfaitement comprendre : un singe, tapant au hasard sur un clavier de machine à écrire, peut réussir, de temps en temps, à assembler des lettres formant des mots français, avec d'autant moins de chances que les mots comportent plus de lettres. Déjà, l'apparition d'un mot de six ou huit lettres ne pourrait plus être tenue pour effet du hasard, et l'on crierait au miracle. Quant à imaginer que le singe puisse écrire, à la suite, une fable de La Fontaine !...
La conception occidentale de la musique est dominée depuis des siècles par la théorie implicite de la musique-objet qui repose sur la triade classique composition-exécution-audition, le schéma du processus musical comportant le compositeur, l'interprète et l'auditeur. L'œuvre s'interpose entre le compositeur et l'interprète comme l'exécution entre l'interprète et l'auditeur : le fait que le compositeur soit parfois son propre interprète ou que l'interprète et l'auditeur soient une seule et même personne ne change rien au schéma. Dans cette perspective, on admet communément que l'objet musical réside dans l'œuvre créée par le compositeur, c'est-à-dire, en fin de compte, presque toujours, une partition écrite sur du papier. « La musique est une architecture de sons », note Littré dans une définition complémentaire. Pas plus qu'un plan d'architecte n'est une maison, une partition n'est une symphonie... Mais l'analogie ne s'arrête pas là : on finit par considérer que la musique est un art comparable aux arts plastiques, qui a pour but la création d'objets, les « œuvres » musicales.
On pourrait sans doute attribuer la responsabilité de cette conception au fait que la musique occidentale a été profondément marquée par la pratique de l'écriture. N'est-il pas révélateur de constater que le mot note, qui veut dire signe écrit, a fini par désigner dans le langage courant le son lui-même ? Le plus souvent, la composition et l'écriture se confondent, et le mot composition lui-même évoque étymologiquement l'idée d'un arrangement graphique d'éléments dans l'espace beaucoup plus que la disposition de sons au long d'une durée mouvante. En y regardant d'un peu près, on remarquera qu'une bonne part de notre vocabulaire musical est constituée de métaphores qui prennent leur origine dans l'écriture, et, notamment, tout ce qui a trait à la hauteur des notes.
Beaucoup plus qu'une simple technique de notation permettant de fixer et de transmettre les trouvailles du musicien, le système d'écriture occidental est un véritable instrument de recherche qui permet au compositeur de dépasser ses propres facultés. Par le jeu de l'écriture, il est possible de préméditer l'échafaudage de structures sonores d'une telle complexité que le plus grand musicien du monde ne saurait les concevoir directement, et, plus encore, d'écrire des musiques inexécutables, des sons inaudibles. À la limite d'une telle hypothèse, l'exécution musicale peut apparaître comme une simple formalité, une sanction finale plus ou moins facultative.
La composition musicale apparaissant comme le résultat d'un ensemble d'opérations combinatoires, il a pu paraître raisonnable à certains chercheurs contemporains de confier ces opérations à des ordinateurs convenablement programmés, qui posent leurs résultats en données numériques. Ces petits monuments arithmologiques constitueraient l'« œuvre en soi », une sorte d'idée platonicienne de la musique, un archétype indépendant de toute réalité sonore. Déjà les pythagoriciens ne parlaient-ils pas d'une musique des corps célestes, gouvernés par l'harmonie des nombres ?
À l'opposé de la croyance à l'objet musical « abstrait », la croyance à l'objet musical « concret » est aujourd'hui très répandue. Grâce, sans doute, à la vulgarisation de l'enregistrement sonore, l'exécution, la performance, l'édifice des sons dans le temps sont de plus en plus considérés comme des entités, des objets manipulables, transformables, découpables, juxtaposables, etc. De même qu'on était enclin à confondre la partition écrite avec le déroulement d'un ensemble de phénomènes sonores, de même on a tendance à confondre le disque avec l'événement dont il ne porte que la trace. Il est certain, en tout cas, que la possibilité de recréer indéfiniment les échos d'un moment unique ne peut manquer de donner à réfléchir. Puisque la distribution et la consommation des œuvres musicales se font le plus souvent par l'intermédiaire du disque, ne peut-on assimiler la production des objets musicaux à celle de produits manufacturés édités à un grand nombre d'exemplaires, à l'instar de ce qui est fait couramment pour les arts plastiques ?... Une pareille hypothèse de travail légitime à l'avance tous les trucages permettant d'élaborer l'objet musical comme un « produit fini » qui n'a pas à prouver son authenticité autrement que par son existence matérielle. Dans cette perspective, la triade classique compositeur-interprète-auditeur pourrait faire place à un autre schéma ne comportant que deux termes : d'une part, le fabricant de machines à sons, d'autre part, l'usager de ces machines, toute référence à l'événement musical primitif (l'exécution d'une œuvre) devenant de plus en plus dénuée de sens.
Nous voici aussi loin que possible du mythe d'Orphée, qui se servait de sa lyre pour parler aux bêtes féroces : la musique est alors comme une médiatrice entre l'artiste et son interlocuteur, le public. L'exemple d'Orphée hante toute la musique de tous les temps et de tous les peuples. Il est de fait que la musique exerce sur les passions de l'âme des pouvoirs qu'aucun autre art ne peut égaler, et qui paraissent d'autant plus irrésistibles qu'ils échappent à l'analyse rationnelle puisqu'ils opèrent en marge de la pensée conceptuelle. Au cours des siècles, toute une belle littérature n'a cessé de vanter la musique comme « un langage qui parle au cœur sans le secours des mots », un art d'exprimer l'ineffable.
Il est toujours très difficile de garder la tête froide en parlant de musique. La musique, plus que tous les autres arts, provoque les passions. Cela tient au fait que la musique exige de nous autre chose que du respect. On peut contempler de loin un tableau, mais, avec la musique, on entre forcément en contact. Il faut la subir, et, plus encore, y adhérer. La musique a sur nos sens des effets physiologiques profonds qui engagent à notre insu la participation de notre corps tout entier. Ce corps n'est d'ailleurs nullement une masse inerte ou indifférente, mais un organisme cultivé, préparé, « programmé » par une infinité de réflexes conditionnés qui sont le capital secret de notre culture.
Sur de pareilles données, l'intelligence peut exercer son activité, noter des similitudes, saisir des rapports, identifier des formes, essayer de comprendre les éléments d'un langage... Mais, peut-on comprendre la musique ?
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Écrit par
- Pierre BILLARD : musicologue
- Michel PHILIPPOT : professeur de composition au Conservatoire national supérieur de musique de Paris
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