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CHAMBRE MUSIQUE DE

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La traversée du désert

La Seconde Guerre mondiale crée dans ce domaine, comme dans bien d'autres, une profonde fracture. Le terrain fertile sur lequel la musique de chambre avait pu plonger ses racines s'appauvrit brusquement. L'air du temps n'est plus aux sortilèges, au charme discret de l'intime confidence. Pendant plus d'une génération, il ne se crée presque plus d'ensembles permanents. Le Beaux Arts Trio et les Quatuors Amadeus, Borodine, Parrenin, Juilliard et LaSalle ainsi que le Quartetto Italiano constituent d'illustres mais rares exceptions à cette désertification relative. Les séances de sonates sont livrées au hasard des équipes de rencontre ou aux associations mercantiles montées par les maisons de disques. Bien isolés, quelques grands anciens – Yehudi Menuhin, Pau Casals, Rudolf Serkin – veillent sur le feu sacré et protègent de leur prestige sa flamme vacillante. Les équipes qu'ils rassemblent à Prades, en France, et à Marlboro, aux États-Unis, font figure d'oasis dans le désert. Que s'est-il donc passé ?

La rançon du progrès ?

Le monde se met subitement à tourner à une vitesse accélérée. Les développements du rail, de la route et, surtout, de l'avion rapprochent les capitales, où se concentre l'essentiel de la vie musicale. Les concerts s'accumulent dans des carrières menées tambour battant. Les tournées qui se multiplient transforment les artistes en éternels voyageurs. Où trouver le temps de pratiquer sereinement la musique de chambre quand l'agenda impose d'être demain à Londres, Paris, Berlin, New York, Vienne ou Tōkyō ? Où trouver la force de s'astreindre aux obscurs efforts qu'elle impose, alors que le seul éclat de la virtuosité suffit à conquérir le cœur des foules ?

Parallèlement, on assiste au considérable essor des médias, qui diffusent les noms et les performances sur tout le globe. Les valeurs sûres, certes, mais aussi les talents en herbe, happés par la vie épuisante – pour le physique et pour l'équilibre psychologique – des solistes internationaux. Les plus aguerris – Vladimir Horowitz, Maurizio Pollini et Martha Argerich connaissent de longues périodes de silence, Glenn Gould renonce dès ses trente-deux ans au concert – n'y résistent guère. Les jeunes pousses moins encore. Des promotions entières de prétendus prodiges connaissent une gloire éphémère et retombent immanquablement dans l'oubli avec au cœur l'amertume d'un parcours individuel avorté. Ce n'est pas le meilleur passeport pour s'épanouir au royaume de la musique de chambre.

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Les techniques d'enregistrement progressent à pas de géant. Le disque, depuis le 78-tours, accueille de nombreuses innovations : le microsillon, la stéréophonie, l'enregistrement puis la gravure numériques. Il devient, par une qualité qui ne cesse de s'améliorer, le moyen essentiel de se faire connaître. Et s'il impose moins de contraintes que jadis, ses exigences sont tout autres. La fausse note ou les approximations techniques sont considérées avec moins d'indulgence, car le support permet la comparaison, et les écoutes successives les rendent insupportables. Pour éliminer ces scories qui, quelques années plus tôt, paraissaient insignifiantes, les studios multiplient les prises successives et fragmentaires, puis les assemblent en un chapelet qui restitue artificiellement la continuité de l'œuvre mais s'éloigne de plus en plus de la vérité de la musique vivante. La musique de chambre ne fuit pas les micros, même si elle n'en est plus la vedette, mais elle peine à retrouver, en quelques séances de répétitions, cette complicité qui mettait des années à s'établir. La juxtaposition de vedettes qui fait si bien monter les ventes n'implique que rarement la communion des âmes. Et cela s'entend si fort que les miracles réalisés au disque comme au concert par les duo Clara Haskil-Arthur Grumiaux ou David Oïstrakh-Sviatoslav Richter et les trio Isaac Stern-Eugene Istomin-Leonard Rose, Itzhak Perlman-Vladimir Ashkenazy-Lynn Harrell, Leonid Kogan-Emil Guilels-Mstislav Rostropovitch paraissent inaccessibles à toute une génération d'interprètes.

Un art objectif ?

Les excès de l'âge d'or ne pouvaient manquer de susciter un choc en retour. Il se produit donc avec une rigueur brutale. On revient au texte avec un souci renouvelé de l'exactitude. Hors de saison ces adaptations douteuses, ces transcriptions bizarres, ces tempos fluctuant sans mesure, ces glissandos systématiques, ces ralentis racoleurs. L'interprétation renoue avec une lecture plus exigeante des partitions originales, remettant en cause des traditions orales transmises avec plus ou moins de fidélité. L'effort était sans doute nécessaire. Mais ce retour à la précision rythmique, au respect des indications de tempo ou de caractère a parfois conduit à une sorte de froide objectivité, à un nivellement des personnalités et une manière de retrait émotionnel. Les attitudes « anti-romantiques » se répandent, faisant écho à cette étonnante déclaration d'Igor Stravinski dans ses Chroniques de ma vie, ouvrage publié en 1935 : « Je considère la musique, par sa nature propre, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc... » Trop souvent perdues cette libre respiration et cette souplesse de la phrase qui faisaient si bien parler la musique de chambre. Issus en rangs serrés des concours internationaux qui voient le jour en masse après la fin des hostilités, les lauréats sont souvent choisis pour la perfection de leur technique instrumentale plus que pour la finesse de leur sensibilité. C'est sur le terrain du récital et du concerto qu'ils se confrontent, beaucoup moins sur celui de la musique de chambre. Arrivent en vagues puissantes ces solistes venus de la lointaine Asie qui disposent d'une impeccable virtuosité mais restent privés d'un environnement culturel dont la tradition se maintient dans toute l'Europe et, à la suite de l'émigration de nombreux maîtres chassés du Vieux Continent par les persécutions, aux États-Unis.

Une musique sans auditeurs ?

Dans la période qu'inaugure l'après-guerre, la musique savante semble s'éloigner définitivement des musiques populaires. C'est au jazz que la danse et la chanson demandent maintenant cette sève qu'elles puisaient dans les valses et romances, autrefois véritables traits d'union entre deux univers. Les œuvres écrites des siècles passés sont affublées du stérilisant qualificatif de « classiques », sorte de panneau indicateur, pour le plus grand nombre, d'ennui distingué et de respect glacé. L'évolution du langage pratiqué par certains compositeurs contemporains, moins accessible musicalement et techniquement, écarte des nouvelles partitions un public dont l'environnement sonore quotidien reste dominé sans partage par le système tonal traditionnel. Si les nouvelles productions affectionnent pendant un temps – souvent pour des raisons financières – les effectifs réduits, elles appartiennent davantage, par leur virtuosité instrumentale, leurs recherches sonores et leurs couleurs exotiques, au monde de l'orchestre. Bien que quelques rares musiciens – comme Francis Poulenc, Benjamin Britten ou Claude Ballif – s'y intéressent encore malgré tout, les trios et sonates se raréfient. Seul le quatuor à cordes semble résister à cette tendance lourde et de nombreux compositeurs – Darius Milhaud, Dmitri Chostakovitch, Michael Tippett, Luciano Berio, Pierre Boulez, Elliott Carter, Krzysztof Penderecki, André Boucourechliev, Erich Urbanner, Karol Szymanowski, Gottfried von Einem, Witold Lutosławski, Roman Haubenstock-Ramati, Pascal Dusapin, Henri Dutilleux et György Kurtág, notamment – lui donnent, dans des styles divers, un regain d'actualité. Mais le danger est bien grand de voir le genre se transformer en un musée dont l'unique mission serait de permettre la survie d'antiques chefs-d'œuvre. Pourtant l'auditoire s'élargit, la radio, le disque et bientôt la télévision lui apportant la musique à domicile. Mais, pour l'essentiel, c'est un public vierge qui fréquente peu les concerts. Mal formé – l'école ne se prête guère à l'initiation –, étranger aux pratiques instrumentales et vocales, il est d'emblée attiré par les symphonies spectaculaires et les concertos brillants, impressionné par les manifestations extérieures de virtuosité plus que par la sincérité de l'interprétation. Il est aussi moins orienté vers la musique de chambre par des médias qui ne sont guère fascinés par l'alchimie secrète d'un lied, d'un trio à cordes ou d'un quintette à vents. Est-ce la fin de l'histoire ?

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J. Haydn - crédits : DEA / A. Dagli Orti/ De Agostini/ Getty Images

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