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MYTHE Épistémologie des mythes

La mémoire de l'oreille

Depuis la fin des années 1960, après les travaux de Havelock et dans le prolongement des enquêtes de Parry, une nouvelle problématique tend à s'imposer qui analyse, dans le monde grec, l'émergence progressive de l'écriture au-dedans d'une civilisation traditionnelle. Havelock a montré de manière décisive que l'épopée homérique, dont Parry avait reconnu l'appartenance à l'oralité, ne pouvait plus passer pour une enclave de la tradition vivante, d'une tradition qui aurait été submergée, dès le ixe siècle avant J.-C., par une civilisation de l'écrit. L'épopée n'a pas eu le privilège de la transmission orale. Toute une part de la culture grecque a été, jusqu'à la fin du ve siècle av. J.-C., de type oral. Comme toutes les sociétés ignorant les archives écrites, elle a confié à sa mémoire l'ensemble des informations et des savoirs traditionnels. Certes, l'alphabet syro-phénicien fit son apparition vers le milieu du viiie siècle av. J.-C., mais le fait important, c'est que la technique de l'écriture alphabétique n'a pas produit de bouleversements profonds ni entraîné de changements immédiats. La Grèce n'a pas connu une révolution de l'écriture, et l'écrit n'est pas venu relayer une tradition orale soudainement défaillante. Pas davantage l'écriture n'a condamné au dépérissement la tradition vivante. Au contraire, l'écriture en Grèce chemine lentement, avec des avancées inégales selon les secteurs d'activité, pour aboutir, à l'ouverture du ive siècle, à un état où l'écrit domine mentalement et socialement.

Ce cheminement, l'écriture le trace, non pas dans le vide, dans le silence de sa non-activité, mais dans le tissu serré et homogène de la tradition mémoriale, d'une culture organisée et véhiculée par la mémoire. Il s'agit de la mémoire sociale, de la mémoire partagée entre les membres d'un groupe humain. Elle n'est donc ni la mémoire des biologistes ni celle des psychologues cybernéticiens, qui l'étudient comme une fonction utile dans la communication entre deux individus, mais la mémoire indispensable au fonctionnement d'une société, celle qui d'abord assure la reproduction des comportements de l'espèce humaine (sans quoi il n'y a pas de sapiens sapiens), celle aussi qui trouve dans le langage et dans la technologie les moyens de conserver et de transmettre l'ensemble des savoirs constitutifs d'une culture. Il y a une mémoire-tradition, qui est biologiquement indispensable à l'espèce humaine et qui, pour celle-ci, joue le même rôle que le conditionnement génétique dans les sociétés d'insectes. Cette mémoire constitutive de la tradition est à l'œuvre, non pas dans les laboratoires où des sujets alphabétisés s'agrègent en groupes fugaces pour éprouver la mémorabilité de listes de noms ou de suites de mots, plus ou moins longues, mais dans les sociétés dites traditionnelles, dans les groupes humains à tradition orale, dans les types de sociétés familiers aux anthropologues.

La mémoire sociale des groupes à tradition orale, les anthropologues, quand ils ne l'ont pas négligée, ont adopté pour l'étudier deux stratégies opposées, dont la première, orientée vers une ethno-histoire, privilégie l'écriture et la connaissance du passé, tandis que la seconde se fonde sur les différences avec la mémoire de l'écrit. Depuis la Critique historique de Bernheim, en 1889, jusqu'au livre de Vansina, paru en 1961 sous le titre De la tradition orale. Essai de méthode historique, prend forme un projet qui énonce ses objectifs en deux points. Le premier consiste à souligner que les sociétés traditionnelles vivent dans l'histoire, c'est-à-dire qu'elles ne vivent pas seulement[...]

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Écrit par

  • : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (Ve section, sciences religieuses)

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Stamnos provenant de Vulci, art grec - crédits :  Bridgeman Images

Stamnos provenant de Vulci, art grec

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