MYTHE Mythos et logos
Mythologie et ontologie
Naissance d'un langage
Plus difficile à saisir est le processus par lequel un vocabulaire ontologique se substitue aux noms des éléments. Par un emprunt partiel au vocabulaire déjà technique des arts du nombre et de la figure, il range, par exemple, dans les tables pythagoriciennes, l'Un et la Dyade, la Limite et l'Infini, en colonne avec le Mâle et le Féminin, la Lumière et la Ténèbre. Empruntant pour une autre part au vocabulaire technique des arts de la parole et de l'écriture, il se réfère aux souffles et aux mesures des poètes, ou aux arrangements de traits, de ronds et de demi-ronds des graveurs de lettres. Mais là n'est peut-être pas l'essentiel. L'essentiel serait l'élévation à un niveau supérieur, disons de l'abstraction, ou de la conceptualisation. Que l'on mette au commencement avec les Ioniens, par exemple, l'Eau, l'Air ou le Feu, là n'est pas la chose importante. Le choix concret fait entre trois ou quatre possibilités importe beaucoup moins que le choix fait d'un principe et d'un seul. Quelle meilleure façon de signifier l'unicité du principe que de le nommer l'« Un » ? Comment faire entendre que la chose conçue tout à fait au commencement, voire avant le commencement, suffit à engendrer toutes les autres choses connues avec leurs formes et leurs limites, sans se confondre avec aucune, mieux qu'en l'appelant le « Sans-Limite » ? Une démarche régressive saisit sous le nom usuel une signification seconde, dont la valeur propre vide le nom usuel de son premier sens au profit d'un autre plus essentiel : pour cet autre, inadéquatement désigné, elle invente des mots plus purs, substituables aux premiers dans les mêmes phrases, ou dans des phrases bâties sur le même modèle. Que l'on place cet inconnu en position de sujet sous-entendu dans l'énoncé théologique traditionnel : « (il) a été, (il) est, (il) sera », ou dans un énoncé correctif : « (il) n'a pas été, (il) ne sera pas, puisqu'(il) est tout entier tout à la fois présent », et l'on reconstitue les débuts de l'ontologie. Reste à compléter ce discours naissant en ajoutant de nouveaux vocables en position d'attributs, et à forger le nom neutre de l'Être pour le mettre à la place de l'inconnu auquel réfère le pronom.
Le sens de ce travail semble être celui d'un double refus : refus, d'abord, de soumettre le divin aux lois de la succession des règnes et aux drames du conflit entre les générations ; refus, ensuite, d'habiller le divin dans l'étoffe cosmique, laquelle tendra désormais à retomber comme chose morte, et à se définir comme matière. Le plus précieux, plus que divin, isolé et mis à part, ne se laisse plus imaginer comme la satiété du désir humain libéré d'entraves. Il ne se laisse plus du tout imaginer. Il se laisse encore nommer avec les mots sévères empruntés à un discours de techniciens, ou avec les mots simples d'une langue quotidienne promue à une fonction noble. Ces noms entrent dans des phrases de structure grammaticale correcte, et les phrases s'emboîtent selon des lois connues : tantôt un moule rythmo-poétique, tantôt des schémas gnomiques, et même des groupes de propositions enchaînées à la manière des géomètres. Ainsi se forge un nouveau discours qui veut dire les plus grandes choses. Il n'est pas fait « rien que de mots ». Il se veut « discours plein de sens ». Comme le sens même inaccessible se donne toujours avec une phrase, quelle meilleure façon de le désigner que de promouvoir un usage noble pour le mot qui signifie le « Discours = Logos » ?
Le discours réglé
Qu'il ait été formé ou non à partir d'une racine signifiant « cueillir », « recueillir », « rassembler », le terme « logos » avait déjà pris en une haute époque[...]
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Écrit par
- Clémence RAMNOUX : professeur honoraire à l'université de Paris, ancien professeur à l'université de Paris-X-Nanterre
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