NAGAI KAFŪ (1879-1959)
De son vrai nom Nagai Sōkichi, Nagai Kafū s'opposa tôt à un père qui, ouvert au pragmatisme importé d'Occident, restait attaché aux contraintes de la morale confucéenne, selon laquelle en particulier l'art ne saurait être plus qu'objet de divertissement. À la voie des succès scolaires et de la réussite sociale, Kafū préféra les chemins de la ville basse où s'était épanouie la civilisation raffinée d'Edo. Initié aux arts traditionnels (danse, flûte, etc.), il fréquente la littérature dite de « divertissement » de l'époque d'Edo, entre dans les lettres en devenant disciple d'un romancier, d'un conteur d'histoires, d'un auteur de kabuki. Ses œuvres de cette période pèchent par un romantisme un peu larmoyant, mais la souplesse musicale des phrases descriptives annonce déjà le poète en prose de la période future.
Les années 1902 et 1903 marquent la découverte de Zola et du naturalisme français, dont l'influence sera très grande sur les écrivains japonais modernes (ce fut davantage un instrument de libération individuelle et de justification de la fonction d'écrivain qu'une technique d'appréhension du monde). Kafū, dont les interprétations paraissent plus exactes, se pose en précurseur du mouvement, par ses analyses de la doctrine et par l'application qu'il en tente : Fleur d'enfer (Jigoku no hana, 1902), La Femme de rêve (Yume no onna, 1903). Essais imparfaits, mais qui le dégagent de conventions stérilisantes, épurent son style, renouvellent son regard sur la réalité.
Il ne devient lui-même qu'après un voyage en Amérique et en France (1903-1908) où il découvre la littérature symboliste et postsymboliste française (qu'il présentera plus tard au Japon) et où il conforte le sentiment qu'il avait des valeurs d'individualisme et de tradition. En 1908 ses Récits américains (Amerika monogatari) et en 1909 ses Récits français (Furansu monogatari) furent victimes de la censure. En effet, à son retour, il subit le choc entre son rêve français et la réalité du nouveau Japon autoritaire et anti-artiste qui a détruit la civilisation d'Edo pour la remplacer par une « civilisation d'imposture » et dont la politique représente « le contraire absolu de ses aspirations » (Nakamura Mitsuo). Complétant son expérience par une quête de « la puissance du sol et des saisons et des arts du passé », il débouche sur une critique de civilisation qui sera le fondement de toute son œuvre future, et d'abord de La Sumida (Sumidagawa, 1909), complainte romanesque sur le vieil Edo qui meurt, et de Sarcasmes (Reishō, 1910), où cinq messieurs désenchantés jugent leur temps. Estimant que rien n'a profondément changé dans la situation de l'écrivain par rapport à ce qu'elle était avant Meiji, il juge qu'il ne lui reste qu'à suivre les traces des « divertisseurs » d'Edo ; en réalité, et bien qu'il occupe de 1910 à 1916 la chaire de français à l'université Keiō, il s'enfonce de plus en plus dans une attitude de résistance passive qui aboutira avant la Seconde Guerre mondiale à son refus (cas presque unique au Japon) d'entrer dans la fascisante association des écrivains nippons, et qui se traduit dans une œuvre mi-moraliste, mi-romanesque où se distinguent des mélanges sur les arts d'Edo, des rêveries — En traînant mes socques (Hiyori geta, 1915) —, des essais romanesques — Interminablement, la pluie... (Ame shōshō, 1921) —, des romans où il dessine l'évolution du Japon à travers celle du monde des plaisirs — Une étrange histoire à l'est de la rivière (Bokutō kidan, 1937). Dans ce chef-d'œuvre qui décrit la rencontre d'un écrivain et d'une prostituée de bas quartier où il cherche l'inspiration, il emploie le procédé du roman dans le roman. Après[...]
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Écrit par
- Pierre FAURE : agrégé de l'Université, attaché de recherche au C.N.R.S., chargé de cours à l'université de Paris-VII
Classification
Autres références
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JAPON (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Jean-Jacques ORIGAS , Cécile SAKAI et René SIEFFERT
- 22 458 mots
- 2 médias
...récits de ses débuts (Rashōmon, 1915), mais pour en user tout à leur gré, comme d'un matériau insolite, ou pour en tirer un effet de parodie. Nagai Kafū (1879-1959), après un séjour aux États-Unis et en France, avait été le premier à afficher vis-à-vis de ses contemporains cette attitude de totale...