NAPOLÉON, OU LES CENT-JOURS (C. D. Grabbe)
Charles Péguy distinguait dans le cours de l'histoire les périodes et les époques, les secondes rompant, avec un fracas qui est le plus souvent celui des armes, le déroulement (relativement) tranquille des premières. S'il y eut une époque marquante et singulière dans notre propre histoire, ce fut bien le court laps de temps de la Révolution et de l'Empire, qui suffit pour bouleverser la face de l'Europe. Il n'est donc pas étonnant que les écrivains de langue allemande – dont le pays fut le plus grand des champs de bataille – aient été plus que d'autres requis, fascinés, de cœur ou dans le rejet, par ce qui déferla alors d'événements exaltants ou tragiques, à leur porte ou dans leur patrie même : ainsi de Goethe, Schiller, Büchner, Hölderlin, sans oublier Hegel, Fichte...
Christian Dietrich Grabbe (1801-1836) nous est beaucoup moins connu, mais le vaste drame qu'il a consacré à la période des Cent-Jours est une œuvre immense, jugée injouable à cause de sa longueur, la centaine de personnages qu'elle comporte, la multiplicité des lieux, ceux où le peuple afflue pour voir de près les grands, ceux où des nations se livrent le combat qui décidera de leur sort ; injouable encore par sa facture très libre, qui ne se soucie pas des possibilités de réaliser sur scène ce que l'esprit visionnaire embrasse. Il en est résulté pour Grabbe qu'il ne vit jamais représentée sa pièce, ni ses autres œuvres d'ailleurs, à l'exception de Don Juan et Faust, la seule aussi à avoir été jouée en France, mise en scène par André Engel en 1973. La création de Napoléon, ou les Cent-Jours eut lieu à Francfort en 1895. Traduite une première fois en français en 1969, la pièce l'est de nouveau en 1996, en version allégée – quatre heures quand même –, par Bernard Pautrat, à la demande de Bernard Sobel, germaniste découvreur de textes, directeur du Théâtre de Gennevilliers où l'œuvre a été créée.
Fils d'un gardien de prison d'une petite ville, Detmold, capitale de la principauté de Lippe, Grabbe semble à l'écart du tumulte des armes. Il n'en parvient pas là grand-chose, mais assez pour qu'un garçon de quatorze ans enregistre l'écho assourdi des bruits de bottes que met en branle, dans l'Europe assoupie du congrès de Vienne (il siège encore en mars 1815), le vol foudroyant de l'aigle napoléonienne. Pendant de longues années enfoui dans la mémoire, ce que le jeune Grabbe en avait su alors va resurgir chez l'homme. Il s'y emploie en 1831, alors que, revenu à Detmold après ses échecs littéraires à Berlin, perdu d'alcool, il sombre dans la misère. C'est aussi le moment où, dans les États qui ont retrouvé en 1815 leurs frontières et leurs maîtres, les peuples tentent de se libérer du poids de restaurations revanchardes ou frileuses. Alors, comment ne pas se ressouvenir de ces moments où l'on vivait intensément ?
L'affectivité tenant dans cette reconstitution une place considérable, il n'y a pas à en attendre une classique fresque historique. C'est tout un pan d'histoire au relief étonnant, portant la marque de ce qu'est Grabbe : un Allemand, un homme amer, aigri, foncièrement pessimiste, mais aussi un génie incompris se revanchant par la provocation. Il a la secrète ambition d'être le Shakespeare allemand, et cependant il se fait le contempteur de Shakespeare dans un essai, Sur la shakespearomanie, qui lui vaut d'être traité de « cannibale littéraire ». Ces attaques ne l'incitent pas à des concessions, bien au contraire : « Vous me souhaitez plus populaire. Avec raison. Mais mieux adapté au théâtre ? Plus disponible à l'égard de l'actuel théâtre ? Je crois que c'est notre théâtre qui doit être plus disponible à l'égard du poète. »
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Écrit par
- Raymonde TEMKINE
: ancienne élève de l'École normale supérieure de Fontenay-aux-Roses, critique dramatique de
Regards et des revuesEurope ,Théâtre/Public , auteur d'essais sur le théâtre
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