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NARCISSISME

Narcissisme et état amoureux

Notre rapport à la réalité (à autrui, aux choses quotidiennes, aussi bien qu'à ce que nous appelons « nous-même »), rapport dénommé par Freud relation d'objet, parce qu'il pose le monde comme une collection d'objets séparés, identiques à eux-mêmes, suppose donc un refoulement, une sorte d'oubli de nos liens archaïques avec le monde. La tentative de « passer » ce refoulement, cet oubli, mène l'homme à privilégier d'autres modes de liaison : création, jouissance esthétique, expériences mystiques sont autant de formes différentes selon lesquelles la cohésion narcissique s'organise. On ne traitera ici que de l'état dans lequel Éros se manifeste (et avec lui les forces de liaison) sur le mode le plus spectaculaire, c'est-à-dire l'état amoureux. Pourquoi le dieu qui nous attache à l'Autre se désigne-t-il du même nom que la force qu'on a repérée au principe de la liaison inconsciente ? En d'autres termes, quels rapports l'amour entretient-il avec le narcissisme ?

Freud définit l'amour comme un état spécifique où le moi, progressivement, s'appauvrit au profit de l'objet aimé ; il déclare que cet objet prend la place du moi. Ces propos prennent tout leur relief, tout leur sens, si l'on se rappelle comment le moi vient de nous apparaître : comme effet de la résistance maintenue par la parole, sa matérialité et sa forme. Dire que dans l'amour l'objet prend la place du moi, signifie qu'il se substitue (partiellement et provisoirement) au réseau de mouvements, de signifiants et de formes, qui, jusque-là, assuraient les fonctions narcissiques. C'est, par conséquent, supposer que l'être aimé, ses mouvements, son discours, son image donnent forme à l'énergie psychique, ou libido de celui qui aime, et la rassemblent. Substitution de liaison qui fascine et qui prend un son de vérité d'autant plus que l'autre, son désir sont au principe du narcissisme. L'amour consiste à mettre en scène, avec une personne élue par soi, l'expropriation fondamentale qui rend le narcissisme possible.

Nul écrivain peut-être n'a montré plus précisément que Robert Musil quels liens unissent l'amour de l'Autre à l'amour-propre. Ulrich, héros de son roman majeur, se désigne comme « homme sans qualités », c'est-à-dire comme celui dont le propre ne peut tenir dans une intériorité, dans un caractère dont il posséderait la maîtrise. Pourtant, Ulrich n'apparaît pas comme irresponsable, incertain de ses pensées, de ses actes : il évoque ce type d'homme « honnête », à la fois réfléchi et bien vivant, qui, parvenu à sa maturité, se trouve en pleine possession de ses moyens. En d'autres termes, son narcissisme apparaît au lecteur comme étant fermement, constamment assuré, et cela d'autant plus qu'Ulrich sait que son centre, son principe se trouvent ailleurs qu'en lui-même. « De nos jours [...] le centre de gravité de la responsabilité n'est plus en l'homme, mais dans les rapports des choses entre elles [...]. Il est probable que la désagrégation anthropomorphique, qui, pendant si longtemps, fit de l'homme le centre de l'univers [...], atteint enfin le moi lui-même : la plupart des hommes commencent à tenir pour naïveté l'idée que l'essentiel dans une expérience soit de la faire soi-même, et dans un acte d'en être l'acteur. »

Retournement de « l'intérieur » dans l'Autre, le narcissisme trouve donc sa suite logique dans l'amour. « Tu es mon amour-propre », dit Ulrich à celle qu'il aime : non qu'il la tienne pour un alter ego, mais il repère, dans l'étrangeté radicale, la raison essentielle de soi.

— Michèle MONTRELAY

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Narcisse, Caravage - crédits : Pirozzi/ AKG-images

Narcisse, Caravage

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