Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

SARRAUTE NATHALIE (1900-1999)

« Ces instants privilégiés où tout se détraque »

Tout se déconstruit, les personnages et l'action se désintègrent, à chaque moment de l'observation l'objet se dérobe ou se retourne. Le récit n'« avance » pas ; de tous côtés s'ouvrent des abîmes où le lecteur s'enfonce sans en voir jamais la fin. Ce qui captive ce lecteur de Nathalie Sarraute, ce n'est donc plus la paroi lisse d'un caractère déterminé ni le mouvement familier d'un récit classique ; ce sont plutôt, on peut le « soupçonner », ces failles, ces points de rupture où l'apparence se déchire tandis que s'écroulent les certitudes. Mais c'est au prix d'une vigilance constante, d'une sorte d'état de guet ou d'alerte, que l'écrivain parvient à communiquer au lecteur par l'invention de formes nouvelles.

Avec Les Fruits d'or, qui obtient en 1964 le prix international de Littérature, l'œuvre de Nathalie Sarraute semble en effet prendre un tournant. Dans ce texte où s'ébauchent et se défont des jugements critiques portés sur un livre, ce qui des apparences avait été jusqu'alors conservé disparaît. Plus de personnages, mais de simples pronoms, il, elle, eux, dans leurs tâtonnements intérieurs, leurs élans, leurs reculs. Mouvements presque tactiles auxquels se plient des phrases qui en imitent la démarche. Dans les premiers textes de Tropismes, l'écriture cherchait déjà les images capables d'éveiller chez le lecteur les mêmes impressions, de lui faire percevoir ces irradiations sensibles dont est porteur le moindre mot ; déjà l'ordre temporel était perturbé, ralenti à l'extrême, n'était plus « celui de la vie réelle, mais celui d'un présent démesurément agrandi ». Avec Les Fruits d'or, d'autres conventions disparaissent, comme celle d'un découpage du livre en chapitres. Les paragraphes se séparent les uns des autres, espacés par des intervalles, des blancs, qui marquent l'hésitation, la relance de la quête, l'ébranlement ou le retournement d'un point de vue. Et dans les phrases « hachées, suspendues, cabrées » semble se lire la difficulté d'approcher ces points fragiles de la surface, le danger d'y accéder par l'écriture, par le langage.

Car ce que l'œuvre circonscrit peu à peu, par une exploration de plus en plus fine de son territoire, c'est le rôle que joue la parole dans notre existence. Support de la communication, mais aussi instrument universel du jugement stéréotypé, de la manie de classer, du bavardage, du lieu commun, le langage va montrer tout à la fois qu'il est le grand responsable des apparences et le moyen de les dépasser.

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

Classification

Média

Nathalie Sarraute - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Nathalie Sarraute

Autres références

  • ENFANCE, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 451 mots

    Enfance est un texte autobiographique de Nathalie Sarraute (1900-1999) paru en 1983. L'auteure, dont le premier livre, Tropismes (1939), est passé complètement inaperçu, a rencontré tardivement le succès. Elle se fait d'abord connaître par un ouvrage critique, L'Ère du soupçon...

  • L'ÈRE DU SOUPÇON, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 060 mots

    L'Ère du soupçon est un recueil de quatre articles publiés par Nathalie Sarraute (1900-1999) entre 1947 et 1956, année de sa parution aux éditions Gallimard. Cet essai, contemporain des débuts de ce qu'on nommera plus tard la « nouvelle critique » (représentée par Roland Barthes...

  • POUR UN OUI OU POUR UN NON (mise en scène J. Lassalle)

    • Écrit par
    • 1 060 mots

    Signe d'une volonté de remettre le texte, l'intime et l'infime au centre de la représentation théâtrale, aux antipodes du spectaculaire, la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, a fait l'objet de deux mises en scène différentes à l'automne 1998. Simone Benmussa...

  • POUR UN OUI OU POUR UN NON (N. Sarraute) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 278 mots
    • 1 média

    Pour un oui ou pour un non est une pièce de théâtre de Nathalie Sarraute (1900-1999). Créée pour la radio en décembre 1981, publiée en 1982 aux éditions Gallimard, elle ne sera montée pour la première fois qu'en 1985, en anglais, à New York, et créée en français l'année suivante, au théâtre du Rond-Point...

  • TROPISMES, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 055 mots
    • 1 média

    Lorsqu'en 1939 paraît chez Robert Denoël un livre intitulé Tropismes, en référence à la biologie scientifique, personne ne le remarque, sauf deux écrivains : Max Jacob et Jean-Paul Sartre. C'est le premier ouvrage de Nathalie Sarraute, auteur de trente-neuf ans. Elle pense qu'on « ne doit...

  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...La Modification (1957) sous le mode du « vous », racontant un trajet entre Paris et Rome qui aboutira à l’annulation de son motif initial. Chez Nathalie Sarraute (1900-1999), c’est le déploiement des sous-conversations qui changent profondément le mode de présentation des personnages, traversés...
  • NOUVEAU ROMAN. CORRESPONDANCE 1946-1999 (ouvrage collectif) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 243 mots
    Il faut attendre mars 1957 pour qu’entrent en scène les quatre autres membres du septuor, la doyenne Nathalie Sarraute (1900-1999), Claude Simon (1913-2005), Claude Mauriac (1914-1996) et Michel Butor (1926-2016), le benjamin. Bernard Dort est le premier à employer l’expression « nouveau roman »...
  • PORTRAIT, genre littéraire

    • Écrit par
    • 1 000 mots
    • 1 média

    Montaigne demandait pourquoi il n'était pas loisible « à un chacun de se peindre de la plume » comme tel personnage dont il cite l'exemple « se peignait d'un crayon ». Le développement du portrait littéraire (dont les Essais sont justement l'une des premières manifestations...

  • RÉALISME (art et littérature)

    • Écrit par et
    • 6 499 mots
    • 4 médias
    ...avec l'esthétique réaliste, on a pu, à propos de Robbe-Grillet, Michel Butor ou Claude Simon, parler d'une « école du regard » (R. Barthes). Nathalie Sarraute, dans L'Ère du soupçon, critique « le vieux roman », mais c'est parce que les personnages de celui-ci ne parviennent plus à contenir...