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NATION La construction nationale

Récupération du passé

Dans tous les cas, il y a, en vue de la réalisation du fait national, quelque chose à récupérer. Ce phénomène de récupération est des plus importants, visant à recouvrer une sorte de paradis perdu : anciens royaumes, empires passés, formes politiques coutumières que dominations ou colonisations ont apparemment engloutis, mais que la mémoire collective a conservés vivants, dix fois déformés et par là même idéalisés. C'est d'autant plus vrai que ces formes politiques étaient davantage structurées, et que le moment de leur disparition est plus proche, sinon dans la chronologie concrète, du moins dans la tradition orale. Si la référence aux formes politiques aztèques ou quichuas ou autres ne furent que des mobiles sans importance (ou dont il convenait même d'achever la destruction, comme le firent les leaders créoles de l'Amérique latine), si les Frères des treize colonies construisirent à partir de rien (mais, on le sait, il s'agissait de sécession libératrice d'abord, de reconstruction ensuite), il n'en fut pas de même durant la deuxième vague, ni durant la troisième. Ici et là, à plus ou moins grande distance, sous une forme mythique ou dans un cadre historique, perçu comme une durée pouvant englober le présent, le souvenir des temps antérieurs à la domination ou à la colonisation était vivant. On ne tient jamais assez compte de ce que, pour simplifier, on nomme la « mémoire collective » des populations, et pas davantage de la brièveté de la période de colonisation, notamment dans les pays de la troisième vague. Ce n'est qu'en fonction du rapport des générations que s'effectue, partout et toujours et a fortiori dans les pays de tradition, qui sont essentiellement des pays de respect, le changement. Il en fut ainsi, sous des formes et avec une intensité différentes, en Asie du Sud-Est et même en Afrique du Nord : partout, sous l'influence des leaders, apparut quelque chose à « récupérer », à faire revivre, quand ce n'était pas seulement à perpétuer. Et même durant la deuxième vague qui fut européenne, alors que l'Empire bulgare du tsar Siméon datait de dix siècles, alors que l'Empire serbe des Némanides datait de six à huit siècles, le phénomène de « récupération » ne fut guère moindre, la coupure entre leaders et populations y étant d'ailleurs moins grande. À plus forte raison, lorsqu'il s'est agi de la Pologne, voire de la Bohême, royaumes passés, dissous dans les empires, mais antérieurement bien structurés. Dans deux, au moins, des trois vagues, ce phénomène de « récupération » est aussi important que constant et représente un élément notable, un moment fort des constructions nationales. Faut-il rappeler cette tendance erronée de quelques intelligentsias révolutionnaires à néantiser la période coloniale dans la reconstitution historique de leurs nations, à en faire table rase, à relier directement le présent à un passé lointain, mais conservé, par-dessus la phase coloniale ? Ce phénomène, voué, bien sûr, à l'échec, était d'autant plus compréhensible que la phase coloniale avait été plus brève, les contacts colonisés-colonisateurs plus minces, la survie des traditions et coutumes plus nette. Et les leaders moins « dénationalisés » et politiquement plus adroits.

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Écrit par

  • : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Bordeaux

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Média

Julius Nyerere et l'indépendance du Tanganyika (1961) - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Julius Nyerere et l'indépendance du Tanganyika (1961)

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