NATION Nation et idéologie
Les idéologies ethnico-nationales et les autres idéologies
Aux débuts de l'histoire, quand le monde humain apparaît comme un univers d'ethnies juxtaposées, l'idéologie ethnico-nationale domine fréquemment. Il n'apparaît que des linéaments d'idéologies construites sur d'autres fondements, par exemple dans les groupes cultuels spécialisés ou les associations fondées sur l'âge et sur le sexe. Mais la concurrence est vive avec des idéologies d'autres groupes globaux plus restreints : tribus, cités, villages, etc. Fréquemment celles-ci l'emportent, conduisant à des luttes que les gens de siècles futurs dominés par l'idéologie ethnico-nationale qualifieront de fratricides, à des alliances avec l'étranger qu'elles appelleront trahisons. Les polémiques s'entrecroisent. Le plus ancien chant de guerre conservé des tribus israélites du Nord, celui de Debora, dirigé contre le chef étranger Sisera, loue les tribus participantes, adresse des reproches aux neutres, maudit une cité dont l'abstention a été particulièrement grave (Jug., v). Des tribus gauloises alliées des Romains, et même les fidèles Éduens, finissent par se rallier à l'appel à la solidarité ethnique que lance Vercingétorix. Après un désastre espagnol en 1520, le sénat de la cité alliée de Tlaxcala délibère s'il ne convient pas d'abandonner Cortés et de se rallier à Tenochtitlán (Mexico), ennemie traditionnelle, mais ethniquement parente.
Dans les empires pluri-ethniques se forment des idéologies de l'État avec des mythes du souverain, de la dynastie ou de l'ordre impérial lié à l'ordre cosmique. Elles entrent souvent en tension avec les idéologies ethnico-nationales des diverses ethnies que l'empire englobe, idéologies de domination de l'ethnie dominante, idéologies de résistance ou de soumission des ethnies dominées.
Lorsque des groupes ethnico-nationaux différents sont englobés, fût-ce partiellement, dans des communautés idéologiques universalistes, religieuses autrefois, laïques aujourd'hui, s'identifiant ou non à un État, des tensions de même se font jour entre idéologie universaliste et idéologies ethnico-nationales. Pourtant des compromis peuvent être trouvés entre l'une et les autres, non sans dommage pour la cohérence intellectuelle des idéologies, non sans conflits également. Que l'on songe au comportement des Églises catholiques nationales au cours de la Première Guerre mondiale, chacune se déclarant guidée par Dieu, entrant éventuellement en conflit avec leur chef commun théorique, le pape. Déjà des juges de Jeanne d'Arc cherchaient à l'embarrasser en utilisant ce conflit : « Dieu hait-il les Anglais ? »
Les Églises universalistes prennent sur un territoire donné une coloration ethnico-nationale, se dotant parfois d'une hiérarchie propre, ce qui permet une conciliation plus poussée des idéologies universaliste et ethnico-nationale. En Orient, les Églises nationales russe, géorgienne, arménienne, syrienne, copte..., constituent des développements de cet ordre. L'islam, en principe religion universaliste, fournit, dans ses premiers stades, un cadre idéologique aux sentiments ethnico-nationaux des Arabes. Le bouddhisme prend au Tibet une forme de ce genre. Le mazdéisme a été une religion à vocation universaliste, mais qui s'est figée en une sorte d'Église ethnico-nationale iranienne, même quand les Iraniens mazdéens dominaient d'autres peuples et d'autres communautés.
Ce processus est particulièrement efficace quand un schisme idéologique s'opère sur des lignes ethnico-nationales. Ainsi chez les Tchèques hussites et, de nos jours, en Chine communiste.
Il existe de nombreux cas où l'idéologie d'État ou l'idéologie universaliste réduisent les idéologies ethnico-nationales jusqu'à les faire[...]
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Écrit par
- Maxime RODINSON : directeur d'études à l'École pratique des hautes études (IVe section)
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